Rym Ben Zid, experte en développement agricole, livre l’état des lieux du secteur agricole et décrit la stratégie susceptible de redonner à ce secteur toute sa compétitivité et la place qu’il se doit d’occuper en Tunisie. Cet article est un extrait de l’interview accordée par Rym Ben Zid à l’Economiste Maghrébin (n°656 du 15 au 29 avril 2015 -disponible dans les kiosques).
L’Economiste Maghrébin : Le secteur de l’agriculture a été fortement délaissé en Tunisie, malgré son fort potentiel. Quels sont les obstacles auxquels l’agriculture tunisienne est aujourd’hui confrontée ?
Rym Ben Zid : Les contraintes auxquelles est confrontée l’agriculture tunisienne sont multiples. La plus déterminante est le manque de capital au niveau des exploitations agricoles familiales, qui renvoie à un système de financement des exploitations agricoles peu adapté. Ajoutée à cela, l’absence de services financiers de proximité.
D’autre part, l’accès aux ressources naturelles (foncier et eau, principalement) est, également, inégal. Par ailleurs, dans les oasis, la forte pression démographique sur la ressource en eau conduit à un morcellement extrême du droit de l’eau et, combinée à des difficultés d’entretien des réseaux et des équipements d’irrigation, a abouti à l’abandon de la culture de palmiers-dattiers, à cause de la rentabilité insuffisante de l’exploitation.
Généralement, l’élément humain de gestion des aménagements hydro-agricoles a été peu ou pas pris en compte. Ce qui pose problème au niveau de l’entretien des équipements et de la gestion de la ressource, dans un contexte de désengagement accru de l’Etat. Cela a marginalisé des régions entières et des pans entiers de producteurs, notamment ceux localisés dans les zones montagneuses.
Enfin, la délocalisation des unités de transformation par rapport aux bassins de production a fait que les producteurs captent une part limitée de la valeur ajoutée générée. Cela a limité la capacité d’accumulation et d’investissement et pénalisé la structuration et le développement des filières.
Il y a donc un véritable défi à relever aujourd’hui en Tunisie : si des réformes radicales ne sont pas conduites dans le secteur agricole dans un horizon de 5 à 10 ans, des pans entiers de notre agriculture disparaîtront, des territoires seront abandonnés, essentiellement ceux présentant des contraintes : situés en pente, manque d’eau, ou accès limité aux ressources naturelles.
Quel modèle de développement agricole doit-on adopter ?
Les éléments sur lesquels les politiques et stratégies futures devront se baser sont : un accès plus équitable au foncier, eau et autres ressources naturelles et la mise en place d’un cadre réglementaire et d’investissement pour augmenter la valeur ajoutée générée par l’exploitation de ces ressources au niveau local.
La Tunisie ne pourra pas faire l’économie de considérer le problème foncier de manière sérieuse. Dans un premier temps, il sera nécessaire de puiser dans les réserves foncières que sont les terres domaniales et de les allouer à des exploitants familiaux de taille moyenne, la superficie étant à déterminer selon la région et le système de production en place : cela permettra d’intensifier la production et de créer des emplois au niveau local. Il existe, d’ailleurs, en Tunisie, un cadre réglementaire permettant d’attribuer des terres à des jeunes ruraux auquel il est possible de faire référence.
De plus, il sera indispensable de penser à élaborer une politique ou loi foncière établissant des seuils plancher de superficie à exploiter dans chacune des zones agro-écologiques (plaine, glacis, montagne). Il faudrait généraliser les expériences de remembrement dans les zones où le potentiel agricole est élevé et où les conditions d’intensification des systèmes de production sont réunies. Parmi elles, les expériences déjà conduites mais à titre pilote dans les zones montagneuses du nord-ouest en zone d’agriculture pluviale ou celles plus systématiques réalisées dans les périmètres irrigués ; sinon, le potentiel de ces zones risque de rester inexploité, à cause d’un morcellement extrême des parcelles.
Une considération particulière sera à apporter au secteur de l’eau et, notamment, à la taille des investissements et des modalités de mobilisation et de distribution de la ressource dans le futur. La ressource devrait être allouée en priorité aux cultures prioritaires, mais une stratégie de développement de petites retenues ou de barrages, avec un objectif combiné de conservation des eaux et des sols, dans les zones à forte pluviométrie et à forte pente est à considérer, car elle permettrait de créer localement des emplois et de créer des dynamiques de développement.
Comment ce secteur pourra-t-il contribuer à favoriser le développement régional ?
L’agriculture s’insère dans un système économique et social à dimensions multiples. Cependant, dans les régions de l’intérieur du pays, l’économie se base essentiellement sur l’activité agricole. Il n’y aura pas en Tunisie de développement régional sans développement agricole préalable. Mais les conditions du développement agricole, et par extension du développement régional, sont loin d’être réunies. Qui dit développement agricole dit service de proximité au bénéfice des producteurs dans les bassins de production où il existe un surplus de production : banques, recettes des finances, sans parler des débouchés pour les produits, c’est-à-dire des unités de transformation/commercialisation de proximité de petite dimension, capables d’ajouter de la valeur aux produits agricoles. Cette valeur ajoutée, une fois agrégée, permettra de réaliser des investissements au niveau local, même de petite dimension, mais qui aideront à créer des emplois : techniciens, comptables, responsables commerciaux,… L’agriculture permet de produire les ressources et les matières premières nécessaires au développement d’autres secteurs, mais pour que ces derniers aient des retombées positives sur l’emploi et la cohésion sociale, ils doivent être promus au niveau local, dans le prolongement de l’activité agricole existante.