Nous publions ci- après la deuxième partie d’une réflexion de MAC SA sur la structure des flux de capitaux entre les économies avancées et le monde émergent.
Le niveau d’intégration financière des économies émergentes a fortement augmenté depuis le milieu des années 2000, comme le montrent les niveaux de flux de capitaux et de stocks d’actifs et de passifs externes de ces économies. Toutefois, une telle insertion dans l’économie mondiale a renforcé la sensibilité de ces économies au cycle financier mondial, qui demeure orchestré par la politique monétaire de la Federal Reserve américaine. Après avoir atteint près de 300 milliards de dollars en 2012, les flux de capitaux à destination du monde émergent ont été ramenés à 270 milliards de dollars, déstabilisant ainsi les fondamentaux de ces économies.
Quelles sont les tendances qui se dessinent au niveau de la structure des flux de capitaux entre les économies avancées et le monde émergent ? Quelles marges de manoeuvre disposent les économies émergentes pour amortir les chocs générés par le retournement du cycle financier mondial ?
Le présent billet essaye d’apporter un éclairage sur ces interrogations. D’abord, en rappelant les sources de l’internationalisation financière du monde émergent, et en analysant les transformations opérées dans le cycle financier mondial. Ensuite, en montrant la forte sensibilité des économies émergentes au cycle financier mondial et plus précisément aux conditions monétaires prévalant aux Etats-Unis. Enfin, en décelant un ensemble de recommandations pour épargner l’économie tunisienne des implications négatives du retournement de ce cycle financier.
Monde émergent : L’internationalisation financière est devenue une réalité
Certes, l’internationalisation financière est plus frappante du côté des économies avancées, mais une chose est sûre les flux de capitaux à destination des économies émergentes ont fortement augmenté au cours des deux dernières décennies. En rapportant ces flux à la taille des économies concernées, les économies émergentes devancent le monde développé.
Ces flux ont été multipliés par 5 entre 2003 et 2007 et la crise des subprimes n’a pas freiné la tendance. La Chine, à elle seule, accapare près de 30% de ces flux (des IDE) [Caupin (2014)].
Plusieurs facteurs ont renforcé cette attractivité:
- Premièrement, la libéralisation du compte capital (partielle ou totale) a consolidé le positionnement des non-résidents sur les titres nationaux
- Deuxièmement, il y a l’assainissement budgétaire et ses dividendes en matière de soutenabilité de la dette publique, qui a contribué de façon significative au tassement des primes de risques sur les titres souverains des pays émergents
- Troisièmement, la crédibilité des autorités monétaires et la maîtrise de l’inflation qui en résulte ont fortement boosté l’attractivité des actifs émergents.
Enfin, le cycle financier international (crises financières, quantitative easing, tapering, …) et la multiplicité des comportements qu’il génère ( delevreaging, flight to quality, flight to liquidity, ..) ont mis les économies émergentes sur le devant de la scène.
Résultat :
L’internationalisation financière est devenue une réalité largement observable à travers une analyse bilancielle des économies émergentes. Il y a, certes, une forte présence des non-résidents dans les économies émergentes, mais il y a aussi une nouvelle tendance : un positionnement de plus en plus accentué des résidents sur les marchés extérieurs. Une analyse de Zuzuki (2013) a signalé l’ampleur du niveau d’intégration financière du monde émergent dans la finance mondiale, à travers une étude sur 32 économies émergentes. La part du stock d’actifs (des non-résidents dans l’économie nationale et des résidents à l’étranger) a atteint 147% du PIB dans les années 2000 contre 83% dans les années 70.
Flux de capitaux entre économies avancées et émergentes
De nouvelles tendances : Concernant les flux de dette nous pouvons repérer, ces dernières années, trois tendances lourdes qui caractérisent significativement la structure des flux.
Recul des IDE à destination du monde émergent
La première s’observe à travers le recul de la part des IDE dans le total des flux à destination du monde émergent. Fini l’exclusivité des IDE, les émissions d’obligations et les prêts bancaires occupent de plus en plus le terrain.
Le positionnement des non-résidents sur les marchés domestiques
La deuxième se manifeste à travers le positionnement des non-résidents sur les marchés domestiques qui est devenu une réalité dans la finance mondiale. Les titres de dette libellés en monnaie nationale commencent à séduire les fonds d’investissement étrangers habitués aux placements en dollars et en euros. Cette nouvelle tendance puise ses racines :
- d’abord, dans les succès enregistrés aussi bien au niveau institutionnel (l’installation de démocraties solides génératrices de visibilité politique) que sur le terrain économique (maîtrise du risque inflationniste et solidité du système bancaire)
- ensuite, dans la profondeur des marchés obligataires émergents, surtout lorsqu’on se rend compte que les montants des dettes souveraines des économies émergentes libellées en monnaie domestique dépassent aujourd’hui ceux en devises ;
- et enfin, bien évidemment, dans le niveau attractif des rendements des titres de dette. En 2012, les obligations en monnaie locale accaparent 27% du portefeuille des non-résidents [Banque mondiale (2013)]. Rappelons que la dette totale (publique et privée) des pays émergents émise en monnaies domestiques a atteint 9100 milliards de dollars en 2012 contre 4900 en 2008. (Figure1)
La présence des entreprises originaires du monde émergent sur le marché obligataire international
Enfin, la troisième tendance résulte d’une présence de plus en plus marquante des entreprises, originaires du monde émergent sur le marché obligataire international. Une attractivité qui s’explique par la recherche d’un financement à un taux d’intérêt faible, surtout à l’heure de la ZIRP (Zero interest rate policy), mais aussi par le besoin croissant d’un financement en devises. Le succès de la sortie sur le marché des capitaux, en novembre 2014, du géant chinois du commerce électronique Alibaba, avec une demande dépassant sept fois le montant de son émission d’obligations en dollars, offre un très bon exemple de la présence sur le marché international des entreprises du monde émergent.
Malgré leur forte présence sur le marché de titres de dettes en dollars, les entreprises asiatiques se retrouvent bien positionnées. Avec des bénéfices à hauteur de 21% en dollars, elles arrivent à atténuer les implications négatives de la hausse du billet vert sur une dette libellée à hauteur de 22% en dollars.
Une forte sensibilité aux cycles financiers des pays industrialisés
Devant cette avalanche de capitaux, générée par les politiques ultra-accommodantes adoptées par les grands pays industrialisés (Quantitative Easing jusqu’en 2013 au Royaume- Uni, jusqu’en 2014 aux Etats-Unis, et plus récemment depuis mars 2015 dans la Zone euro), les grands fonds d’investissement ont préféré déserter le territoire américain et européen, à cause d’une croissance proche de 0%, pour prendre des positions sur les places financières émergentes où les taux de croissance dépassent, pour certains pays, les 7%.
Ce mouvement de fuite de capitaux était fortement profitable pour les places financières émergentes, dans la mesure où il a desserré les contraintes de financement et renfloué les réserves de change. Mais, il était aussi générateur d’effets néfastes pour les monnaies locales (une appréciation pénalisante pour la compétitivité) et pour la stabilité des prix (montée des tensions inflationnistes). Ceci a amené certains pays à imposer un contrôle sur les entrées de capitaux. C’était le cas du Brésil qui a été forcé de taxer les entrées de capitaux à hauteur de 6% (une taxe supprimée en juin 2013) pour atténuer la forte appréciation du real.
Avec la multiplication des indices de la reprise économique au printemps 2013 (croissance solide du secteur privé et amélioration des finances publiques), le président de la Fed, Ben Bernanke, a annoncé, le 22 mai 2013, la sortie prochaine de sa politique monétaire ultra-accommodante (annonce du tapering). Cette déclaration a rapidement déclenché des mouvements de sorties massives de capitaux des écconomies émergentes et un retour vers l’économie américaine.
Ce delevreaging massif des marchés sur fond de réduction du programme de quantitative easing (QE3) aux États-Unis, a provoqué l’effondrement des marchés de capitaux dans le monde émergent, la flambée des primes de risque sur la dette externe, la dépréciation des monnaies locales et des tensions sur les rendements obligataires en monnaie domestique. Mais la réunion du Federal Open Market Committee (FOMC) du 17- 18 septembre 2013, est venue bouleverser les cartes. Les autorités monétaires américaines ont surpris les marchés par leur décision de maintenir le statu quo monétaire, repoussant du coup tout scénario de remontée des taux et d’allègement du rythme des interventions mensuelles opérées dans le cadre du programme de QE. L’attentisme de la Fed s’explique surtout par une inflation sous-jacente qui restait en dessous de 2%. Et par une croissance qui demeurait fragile, incapable de ramener le chômage en dessous de 6.5%. Cette décision, qui s’est abattue sur les marchés comme une douche froide, a provoqué le retour des capitaux vers le monde émergent, et du coup, l’appréciation des devises émergentes.
Plus récemment, la confirmation du début de cycle de normalisation de la politique monétaire américaine par la Fed, couplée au recul de la croissance chinoise, a inversé l’orientation des flux de capitaux. Ces flux ont déserté le monde émergent pour se positionner sur les actifs américains.
L’annonce de la Fed a été interprétée comme un indicateur de retour d’une croissance soutenue aux Etats-Unis. Du coup, le dollar prend des couleurs face aux devises émergentes. Même la monnaie européenne n’a pas échappé à la sanction, surtout avec le lancement du programme de quantitative easing de la BCE, qui laisse présager une sortie tardive de la zone euro de la crise.
Primo, une bonne partie des flux de capitaux à destination des économies émergentes s’est positionnée sur des actifs en monnaie domestique. Ce positionnement s’est traduit par une forte appréciation du taux de change très pénalisante pour la compétitivité de l’économie.
Secundo, si la Banque centrale opte pour une intervention musclée sur le marché de change pour stopper l’appréciation de sa monnaie, en achetant la devise étrangère contre la vente de monnaie nationale, elle se retrouve confrontée à trois types de difficultés :
- l’accumulation excessive des réserves de change, lui fait supporter un coût d’opportunité compte tenu de la faible rémunération de ces réserves.
- l’inefficacité de l’intervention pourrait amplifier la spéculation sur une autre vague d’appréciation, plus coûteuse en termes de perte de compétitivité.
- et le recours à une politique de stérilisation pour enrayer le risque inflationniste des interventions pourrait s’avérer coûteuse pour les banques centrales (en terme financier) dans la mesure où le taux d’intérêt offert sur les titres vendus (le plus souvent attractifs) dépasse largement la rémunération des réserves de change [Figure 2].
Enfin, le différentiel de taux d’intérêt entre les économies avancées et les pays émergents a alimenté les opérations de carry trade (endettement à taux d’intérêt faible surtout en dollars et placement à taux élevé sur des devises émergentes), d’où la surévaluation de la monnaie domestique dans plusieurs pays. La poursuite du cycle d’appréciation pourrait pousser certains acteurs du marché de change à prendre des positions spéculatives sur les dérivées de change. Mais, en cas de retournement de tendance, le débouclement de ces positions précipiterait l’effondrement du marché.
Bref, l’intégration financière a renforcé l’exposition des économies émergentes aux cycles financiers affectant les économies avancées.
Les mouvements de capitaux (flux et reflux) en direction ou en provenance du monde émergent sont devenus plus sensibles aux aléas des politiques économiques des pays industrialisés (surtout aux chocs de politique monétaire américaine) qu’à l’état des fondamentaux macro-économiques. Cette forte intégration est devenue aussi synonyme de multiplication des risques pour les économies émergentes.