Interpellé au sujet de la polémique déclenchée depuis peu autour des richesses pétrolières de la Tunisie, Fethi Nouri, économiste, universitaire et spécialiste en énergie, revient sur l’historique pétrolier tunisien, explique ses tenants et ses aboutissants et décrit ses perspectives futures. La campagne (où est le pétrole) relève, selon lui, plus de la manœuvre manipulatrice orchestrée par certaines forces locales appuyées par des forces extérieures et dont les effets pourraient être dévastateurs sur l’économie et la stabilité du pays. Interview.
L’Economiste Maghrébin : Quel commentaire vous inspire la dernière polémique autour du pétrole ?
Fethi Nouri : C’est une tempête dans un baril de pétrole. Un petit rappel historique s’impose. La recherche pétrolière a effectivement commencé en Tunisie en 1932, au niveau de la région de Slouguia, dans le gouvernorat de Béja (délégation de Testour), où on a foré les premiers puits, mais sans grandes découvertes.
Au milieu des années 40, on a réussi à localiser des quantités de gaz naturel à Jebel Sidi Abdel-Rahmène. C’était la première découverte en énergie fossile en Tunisie. Puis il a fallu attendre jusqu’à décembre 1964 pour que le sous-sol tunisien commence à livrer ses secrets, avec la découverte du gisement d’El-Borma par AGIP (société italienne opérant dans le commerce de détail des carburants). Un gisement gigantesque, avec des réserves en brut de 780 millions de barils. De petites découvertes ont été par la suite enregistrées dans le nord ouest (Douleb et Tam Smida) dans la région de Kasserine.
Au début des années 70, un autre grand gisement fut localisé, celui d’Achtart, avec des réserves de 330 millions de barils.
Imaginez un peu un pays, qui vient tout juste de recouvrer son indépendance, qui ne dispose ni de capital humain qualifié, ni d’infrastructures, ni de moyens et à qui la nature donne subitement une richesse importante. Doublement chanceuse, la Tunisie profite aussi du quadruplement des prix du pétrole obtenu après le premier choc pétrolier de 1973. En effet, pendant cinq ou 6 ans, la Tunisie vendait son pétrole au prix le plus bas, à 2 dollars le baril, comme tous les pays producteurs d’ailleurs.
1973, la guerre d’Octobre. Les États arabes producteurs de pétrole décident une série de hausses du prix du baril, en réponse au soutien américain à Israël. Les prix grimpent de 2$bbl à 11$bbl. On ne peut pas espérer mieux .La Tunisie a entamé son processus de développement avec un matelas confortable provenant de l’argent du pétrole.
Des investissements en infrastructures, en équipements et en services publics (éducation, santé,…).ont eu lieu. Durant les années 70 et 80, le revenu pétrolier représentait jusqu’à 55% de l’investissement direct. Le tableau retraçant la place du pétrole dans le budget de l’Etat montre que la Tunisie a profité un tant soit peu de son pétrole. Certes, ce n’était pas l’Algérie ou la Libye, mais c’était toujours mieux. Au cours de cette période, l’Etat a même décidé de créer un fonds d’hydrocarbures pour les générations futures et un autre pour encourager la recherche scientifique. D’ailleurs, on ne sait pas pourquoi ces fonds n’ont fonctionné qu’une année seulement.
La politique pétrolière mondiale allait par la suite changer, au fur et à mesure que cette richesse devenait de plus en plus rare. Une tendance, que décrivait bien l’économiste Jean-Marie Chevalier dans son livre Le nouvel enjeu pétrolier, paru en 1974, où il estime qu’à partir des années 80, l’ère des grandes découvertes pétrolières sera révolue et qu’il ne restera plus que les petits gisements, très coûteux à exploiter. Une donne qui va changer le rapport de force entre les compagnies pétrolières et les Etats producteurs.
Là, un petit rappel historique s’impose. L’industrie pétrolière était une industrie américaine. C’est en 1859 que le premier gisement souterrain a été découvert à Titusville, en Pennsylvanie (États-Unis) par Edwin Drake et George Bissell. C’est le début du forage de masse aux États-Unis. Une découverte qu’allait exploiter par la suite John D. Rockefeller, qui fonde en 1870 la Standard Oil (Cleveland, Ohio), société de raffinage de pétrole, qui s’assurera rapidement et progressivement une situation de monopole sur le raffinage américain.
En 1904, la Standard Oil contrôlait 91% de la production pétrolière américaine. Et c’est en 1911 que l’État fédéral lui intente un procès dans le cadre de la loi anti-trust et la condamne à se scinder en 34 sociétés séparées. C’était donc la fin d’un géant et l’émergence de ce qu’on va appeler par la suite les « Sept Sœurs » qui domineront la politique pétrolière mondiale, jusqu’à l’arrivée, durant les années 60, des
« indépendants » américains, qui casseront cette domination et amélioreront relativement les redevances fiscales octroyées aux pays producteurs contre l’exploitation de leurs richesses. Toutefois, le rapport de force reste en faveur de ces compagnies.
Ce n’est qu’avec l’arrivée de l’OPEP (Organisation des pays producteurs de pétrole) en 1960 que les rapports vont changer en faveur des pays producteurs, qui commenceront à imposer leurs conditions aux compagnies pétrolières.
La découverte tardive du pétrole tunisien a, en quelque sorte, permis à la Tunisie d’échapper à l’exploitation excessive par les compagnies pétrolières et de profiter de la mise en place du système dit de fifty-fifty (règle de partage des bénéfices nets de la production pétrolière par moitié entre le propriétaire du sol et la compagnie exploitante). Appliqué pour la première fois au Venezuela en 1948, le 50/50 s’est par la suite généralisé pour le partage des revenus pétroliers entre les compagnies et les Etats producteurs.
Pour le gisement d’El Borma, dont l’exploitation effective a commencé en 1966 par la SITEP (Société italo-tunisienne d’exploitation pétrolière), qui est une société anonyme dont les parts sont réparties entre l’Etat tunisien et le Groupe ENI, créée conventionnellement le 10 juin 1960 et constitutionnellement le 24 janvier 1961, la part de la Tunisie s’élevait à 85% (15% de redevances, 20% de la production qui doit rester sur le marché local et que la Tunisie achète à un prix préférentiel et 50% d’impôt) contre 15% pour la compagnie étrangère.
Idem pour tous les contrats pétroliers que la Tunisie a conclus durant les années 60, 70 et au début des années 80, durant lesquelles elle prenait le dessus sur les compagnies pétrolières parce que des quantités considérables de pétrole étaient encore découvertes.
Puis, quand le pétrole, aussi bien mondial que tunisien, commençait à devenir de plus en plus rare, la Tunisie s’est vu, comme tous les pays producteurs d’ailleurs, assouplir sa fiscalité et donner plus d’incitations aux compagnies pétrolières. Le partage des rentes obéit désormais au fameux rapport R, rapport entre les recettes cumulées et les coûts cumulés. La part des compagnies pétrolières opérant en Tunisie a donc été légèrement améliorée, pour atteindre 20 à 25 %. Une situation qui reste profitable aux deux parties (voir Tableau fiscalité).
La campagne « où est le pétrole ?» est-elle justifiée ?
Si on devait se poser une question, c’est certainement : qu’a-t-on fait avec l’argent du pétrole à l’époque où le pays était un grand producteur. Pourquoi n’a-t-on pas prévu qu’un jour viendra où cette ressource deviendra plus rare ? Pourquoi n’a-t-on pas conçu un fonds pour préserver la part des générations futures dans cette richesse, comme ce fut le cas dans d’autres pays comme la Norvège ou le Koweït ?
Imaginez un instant que la Tunisie ait pris, depuis les premières découvertes pétrolières, la décision de placer seulement 10% des bénéfices pétroliers dans un fonds générationnel et multipliez ces bénéfices par les taux d’intérêt actuels. Ces placements auraient pu préserver le droit des générations actuelles, voire résorber une grande part des problèmes liés au développement régional et territorial et éviter à la Tunisie ce qu’il lui arrive aujourd’hui
La responsabilité incombe aux décideurs au ministère des Finances qui ont supprimé le fonds des hydrocarbures instauré en 1978, pour injecter tous les bénéfices pétroliers dans le budget de l’Etat. L’essentiel, pour eux, c’était que le budget de l’Etat soit équilibré, même si cela allait priver les générations futures de leur part de cette richesse. J’étais personnellement l’un des rares économistes à appeler, à l’époque, à la nécessité de créer ce fonds.
Quant aux accusations à l’égard de l’ETAP (Entreprise tunisienne d’activités pétrolières), elles sont complètement infondées. Certes, l’entreprise gère le patrimoine pétrolier de l’Etat, mais elle a aussi un second rôle qui consiste à commercialiser les parts revenant à l’Etat. Elle vend le pétrole et les recettes sont mises à la disposition du budget. Pareil pour la Direction générale de l’énergie, relevant du ministère de l’Industrie, qui gère les ressources pétrolières, les contrats, les factures, mène les négociations, sans avoir la main sur le sort des bénéfices pétroliers. Les recettes du pétrole, c’est le ministère des Finances qui les gère.
C’est ce qui m’amène, encore une fois, à dire que cette campagne est purement politique ; elle vise à détruire les fondements de l’économie nationale et à déstabiliser le pays, en reproduisant le scénario du phosphate, dont la production s’est carrément arrêtée. C’est une feuille de route bien préparée par une horde de politiques tunisiens, appuyés par certaines forces extérieures qui ne veulent pas que la révolution tunisienne réussisse.
Avez-vous des estimations exactes sur le niveau des ressources pétrolières dont dispose actuellement la Tunisie ?
En matière d’énergie, il y a deux références mondiales : les géologues américains Colin J. Campbell et Jean H. Laherrere, dont les travaux résument presque tout l’historique pétrolier du monde entier. J’ai eu la chance de contacter ce dernier ; il m’a envoyé tout l’historique du pétrole tunisien, que j’ai vérifié moi-même avec les statistiques disponibles à l’échelle nationale.
Jusqu’à présent, 760 puits ont été forés. Les découvertes pétrolières effectives s’élèvent à peu près à 1,9 milliard de barils (toutes découvertes confondues, restantes et consommées, même celles dont l’extraction reste à nos jours très difficile). Ainsi, 1,5 milliard de barils ont été consommés ; les réserves prouvées qui restent s’élèvent donc à 400 millions de barils. C’est-à-dire que si on poursuit le même rythme de consommation, on en aura encore pour 19 ans. Une période qui peut être revue un peu à la hausse, en fonction de la stratégie de maitrise de l’énergie, ou si d’autres petites découvertes voient le jour dans le futur.
Vous pensez que des découvertes pétrolières sont toujours possibles ?
Oui, mais limitées. Si le rythme actuel des forages est maintenu, les courbes d’écrémage laissent envisager des réserves totales ultimes de l’ordre de 2,5 milliards de barils (on en est à 1,9, comme je l’ai déjà mentionné). Pour atteindre ce niveau, il nous faut forer encore 300 puits. Ce qui coûte très cher. Un forage dans l’on-shore coûte à peu près 20 millions de dinars, et dans l’offshore, il coûte 45 milliards. Le taux de succès des forages en Tunisie est de 10%. Les richesses pétrolières de la Tunisie sont aujourd’hui très faibles et les recettes pétrolières sont en baisse. (Voir la courbe des découvertes cumulées que nous avons-nous-mêmes actualisée). Je vous donne un ordre de grandeur de nos découvertes. Dans les années 60-70, on dépensait l’équivalent d’un baril pour retrouver 19bbl, depuis 2000, un baril investi ne produit que 7bbl.
L’évaluation de la roche mère montre que la Tunisie ne dispose, actuellement, que de très peu de pétrole. Toutefois, le sous-sol tunisien peut nous réserver d’autres petites surprises. Et face au déterminisme des géologues qui estiment que nos réserves sont désormais comptées, je préfère opter pour l’optimisme des économistes qui croient toujours au pouvoir de la science, de la recherche et du progrès technologique pour faire parler plus les roches, dans des zones jusque-là inexplorées et inaccessibles. Mais ce n’est certainement pas avec les sit-in, les violences et l’acharnement contre les compagnies multinationales qu’on pourrait y parvenir.
Ceux qui croient qu’on peut « nationaliser » le pétrole tunisien ont totalement tort. L’histoire de l’industrie pétrolière mondiale regorge de tentatives de nationalisation qui, toutes, ont été vouées à l’échec. Il ne faut pas avoir les yeux plus gros que le ventre, ce n’est parce qu’on a fait une révolution qu’on va changer le cours des choses. Chasser les compagnies pétrolières internationales, c’est condamner le pays à abandonner l’industrie pétrolière.
La campagne actuelle (où est le pétrole) risque de faire fuir des compagnies pétrolières, d’entraver la production pétrolière et donc d’apporter un coup dur à la balance de paiements et au budget de l’Etat, l’activité pétrolière représentant 2/3 des IDE et 5 % de la balance courante. Qu’on cesse donc de jouer avec le feu, au risque de se brûler.
Est-il aujourd’hui pertinent de mettre en place un fonds générationnel pour préserver le droit des générations futures dans ce qui reste de cette ressource ?
Tout est possible, tant que cette ressource continue à générer des recettes positives. Chose qui reste tributaire de la capacité de l’Etat à maitriser les subventions en énergie. Penser aux générations futures, c’est s’inscrire dans une démarche de développement durable.
Outre leur part du pétrole, les initiateurs de la campagne (où est le pétrole) revendiquent la transparence dans la gestion pétrolière et appellent à la publication des accords conclus avec les multinationales. Qu’en pensez-vous ?
Bien que cette campagne soit semée de confusions et de mésinterprétations, j’adhère aux revendications pour plus de transparence dans l’octroi des contrats pétroliers, même si la procédure est saine ; elle passe par plusieurs étapes et nécessite des experts en la matière pour juger le respect des différentes clauses y afférentes.
Revenons à votre question, la transparence. C’est quelque chose de bien, mais il ne faut pas se leurrer, tout ne peut pas être transparent. Et puis que va-t-on trouver de particulier dans des contrats dont le prototype (clauses, conditions de renouvellement et d’exploitation) est fixé par le code des hydrocarbures ?
Nos contrats limitent « la grande scission » dont parle M. Adeleman, c’est-à-dire l’insatisfaction du propriétaire des ressources en cas de découverte importante ou de forte hausse des prix. Notre fiscalité progressive est un mécanisme de protection des intérêts du pays.
La publication des contrats pourrait être contraignante car, ni l’Etat, ni les compagnies pétrolières, ne souhaiteraient voir leur méthode et leur pouvoir de négociation exposés à la concurrence.
L’une des solutions que je proposerais pour répondre à cette quête de transparence, sans priver l’Etat et les compagnies pétrolières de leur pouvoir de négociation, serait de mettre en place, au parlement, une commission ad hoc d’experts, de vrais experts, dignes de confiance, qui auront à valider les termes des deals avec les compagnies pétrolières.
Si on vous demande d’apporter des solutions aux problèmes du secteur, qu’est-ce que vous préposez ?
D’emblée, doter le secteur d’un centre de recherche en économie et droit de l’énergie qui centralise toutes les études stratégiques du secteur et mettre en place un plan quinquennal pour le développement énergétique. Le centre doit intégrer l’observatoire de l’énergie. Il doit assurer aussi la formation continue des cadres du secteur. Il y aura d’autres prérogatives, si on demande mon avis.
Deuxième volet, il est urgent de passer à l’application de la réforme des subventions énergétiques.
Pour conclure, il est souhaitable que les responsables du ministère des Finances jouent la transparence et mettent à la disposition des chercheurs, journalistes ou représentants de la société civile toutes les informations relatives aux recettes pétrolières. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi les revenus pétroliers ont disparu des statistiques pour les intégrer directement dans les recettes fiscales.
Je crois aussi que la présence dans les conseils d’administration des entreprises du secteur doit être ouverte aux universitaires indépendants, comme c’est le cas pour les banques.
Je conclus pour dire que dans le secteur pétrolier, il y a des gens qui croient être les éternels indispensables et qui doivent cet avantage à leur « prise en otage de l’information ». Il est temps de leur faire une fête d’adieu digne de leur sérieux et de les rassurer que la Tunisie a aussi enfanté d’autres responsables capables de faire mieux.
A notre sens, l’Etat doit conduire une réflexion approfondie sur le secteur en matière d’organisation, en clarifiant le rôle du ministère des Finances et celui de l’Industrie, aussi en redéfinissant le rôle des entreprises publiques concernées par l’énergie.
Le mot de la fin ?
Du côté politique, je dirais que la confiance devrait être rétablie entre le Tunisien et l’Etat, afin que la situation puisse évoluer. Une certaine conscience de la difficulté du moment et des enjeux est nécessaire pour barrer la route à tous ceux qui veulent miner le climat social, dans l’intérêt de leurs propres agendas. La Tunisie n’est pas aussi riche en pétrole qu’on essaie de le faire croire. Nos réserves sont limitées. Il pourrait y avoir encore quelques petites découvertes, mais de là à dire ou à penser que la Tunisie flotte sur une nappe de pétrole, soit on est totalement naïf, soit on cache de mauvaises intentions.
Un dernier appel que j’aimerais lancer gentiment aux médias : faites, s’il vous plait, attention à ce que vous diffusez et à la qualité de vos invités. Tout le monde n’est pas expert
*Nouri Fethi Zouhair est professeur des Universités en sciences économiques, spécialiste des questions énergétiques et en finances; il est docteur en sciences économiques depuis 1987. Son sujet de thèse a porté sur les contrats et la fiscalité pétrolière.