Le partage des prérogatives et des compétences entre les pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et l’armée a toujours été au centre de la vie politique en Turquie. De 2002 (date de la première victoire du parti islamiste AKP) jusqu’à aujourd’hui, le président Recep Tayyip Erdogan a réussi à concentrer entre ses mains autant de pouvoirs que l’on peut comparer seulement à ceux qu’avait détenus le fondateur de la Turquie moderne, Mustapha Kamel Atatürk.
En fait, depuis la réforme constitutionnelle qui lui a permis de se faire élire au suffrage universel, et surtout depuis le coup d’état avorté du 15 juillet 2016, Erdogan dispose de tous les pouvoirs prévus par les 18 amendements constitutionnels, objet du référendum du dimanche 16 avril. Celui-ci ne vise donc qu’à légitimer une mainmise de fait du pouvoir exécutif sur le parlement, l’appareil judiciaire et l’armée.
Les résultats sont plutôt frustrants pour Erdogan dans la mesure où ils ne lui procurent pas la légitimité populaire pour le régime qu’il a instauré en Turquie et que beaucoup à travers le monde qualifient de « dictature islamiste ». Qu’on en juge. Le « oui » aux réformes constitutionnelles n’a eu que 51,34% contre 48,66% pour le « non », ce qui est un peut court pour légitimer une véritable refonte des institutions politiques du pays. Mieux encore, ou pire, jamais élection ou référendum n’ont été gagnés en Turquie sans l’approbation des principales villes du pays, Ankara, Istanbul et Izmir. Or, dans le référendum du 16 avril, ces trois villes ont voté « non » aux réformes proposées. Plus frustrant encore pour Erdogan, Istanbul, la ville dans laquelle il est né, il a étudié, a joué au football pour l’une de ses équipes quand il était jeune, et dirigé sa mairie pendant de longues années quand il était adulte, a refusé de lui légitimer sa mainmise sur tous les autres pouvoirs.
Mais si le référendum n’a pas réussi à légitimer pleinement la profonde réforme constitutionnelle ardemment désirée par le chef du parti islamiste, il a mis en lumière la profonde division d’un pays qui souffre encore des plaies purulentes laissées par la tentative du coup d’Etat de l’été dernier. D’ailleurs à l’annonce des résultats, les habitants de plusieurs quartiers d’Istanbul qui ont voté non – entre autres à Besiktas, du côté européen du Bosphore, à Kadikoy et à Maltepe, côté asiatique – sont descendus dans la rue pour exprimer leur mécontentement. Dans d’autres quartiers, les partisans du non se sont livrés pendant la nuit à un concert de casseroles depuis leurs fenêtres et leurs balcons.
D’un autre côté, la polarisation entre partisans et adversaires du président turc est à son comble. Alors que les médias et les intellectuels acquis au régime célèbrent dans un grand tintamarre la victoire du « oui » tout en chantant les louanges de leur chef, les opposants se sont eux aussi exprimés à leur manière. « Il a gagné officiellement mais il a perdu politiquement », relève l’universitaire Ahmet Insel, directeur de la revue Birikim. De son côté, Murat Yetkin, directeur du quotidien Hurriyet Daily News, a affirmé sur les ondes de CNN Türk : « Une réforme d’une telle ampleur qui bouleverse les fondamentaux de la république ne peut s’appuyer sur une si courte majorité, de surcroît contestée ».
C’est donc une victoire au goût de la défaite que le peuple turc a offert à son président. Une défaite d’autant plus amère que le parti islamiste a bénéficié des mois durant de tous les moyens logistiques et financiers de l’Etat pour mener sa campagne pour le « oui ».
Avec une si courte victoire, Erdogan va avoir beaucoup de mal, vis-à-vis du peuple turc et de ses partenaires européens et de l’Otan, à assurer sans accrocs une mainmise qu’il exerce de fait depuis des mois sur les pouvoirs législatif et judiciaire. Sans parler de l’armée qu’il tente de mettre au pas depuis le 15 juillet dernier (date du coup d’état avorté).
Avec une légitimité aussi légère, Erdogan va avoir beaucoup de mal à régler les crises inextricables qu’il a créées ou contribué à approfondir avec ses voisins, avec de nombreux pays européens, avec les Etats-Unis et avec la Russie. Avec la moitié du pays et les trois principales villes contre ses réformes constitutionnelles, le président turc a échoué à se faire plébisciter comme le tout-puissant dirigeant qui rêve de diriger le pays à la manière des sultans de l’empire ottoman.
Enfin, avec des résultats aussi décevants, Erdogan peut difficilement entretenir le rêve de se faire élire et réélire jusqu’en 2029, comme le lui permettent les nouvelles réformes. Soit un maintien au pouvoir pendant 27 ans, c’est à dire beaucoup plus longtemps que la plupart des sultans ottomans et beaucoup plus que Mustapha Kamel Ataturk qui, lui, a gouverné la Turquie pendant 15 ans…