Les bruits, chuchotements et manœuvres politiques ont beau dominé, accaparé la scène nationale jusqu’à la polluer, ils se font, comme à chaque fois, rattraper par la dure réalité économique. Que la classe politique néglige ou sous-estime.
C’est cette même réalité qui renvoie des acteurs économiques une image abîmée, dégradée et pour tout dire dévalorisée, ce qui n’est pas d’un grand réconfort pour une démocratie naissante.
Les chiffres récents du commerce extérieur et du chômage sont peu rassurants et ne confirment en rien les discours et promesses qui laissent désormais de marbre nos concitoyens. Que n’a-t-on dit et répété sur tous les tons et en toute circonstance que la reprise économique est au coin de la rue. Au final, il y a moins de croissance que d’illusions perdues.
Sans surprise, le taux de croissance du PIB pour 2018, qui vient d’être annoncé, s’élève tout juste à 2,5%. Il n’a fait l’objet d’aucun commentaire. Comme s’il s’agissait d’une fatalité. Moins que le Smig, bien moins que ce qui est nécessaire comme volume d’activité pour stabiliser le chômage qui sévit dans le pays et le mine de l’intérieur.
Pas vraiment de quoi pavoiser. D’autant plus que cette faible croissance, pour faible qu’elle soit, n’a été possible pour l’essentiel que grâce à la clémence du ciel et à l’éclaircie touristique en raison de la fragile accalmie sécuritaire.
L’exotisme tout confort et la manne agricole, ou pour être plus précis, la production record d’huile d’olive – qui a chuté de moitié depuis – et la récolte non moins aléatoire de dattes avaient dopé le PIB et limité quelque peu le déséquilibre commercial qui ne semble plus avoir de limites.
Le déficit commercial cumulé au cours de l’année écoulée a atteint le triste record de 19 milliards DT pour un PIB scotché aux alentours de 100 milliards DT. Sans les recettes touristiques, les revenus de transfert des TRE, notamment, et bien évidemment le recours à l’endettement extérieur, le pays aura manqué de tout et se serait exposé à la famine.
Les déficits des échanges extérieurs de janvier et février 2019 qui vont crescendo laissent présager le pire ; une véritable hécatombe aux effets dévastateurs sur l’investissement, la croissance, l’emploi, la dette et le… dinar déjà en perdition.
Les caisses de sécurité sociale sont à l’agonie sans aucun signe de détente à l’horizon. Notre modèle social est en danger. Le dernier épisode de notre politique sociale contractuelle a failli se jouer avant même que n’apparaissent les premières lueurs du printemps 2019. Elle était à deux doigts de se fracasser aux portes de la fonction publique qui en était jusque-là le symbole et le garant. La menace d’implosion de la politique des revenus n’a pas disparu pour autant. Et pour cause, les solutions d’urgence, comme les compromis boiteux ont la vie courte.
« Le travail, le travail, le travail », avait dit à raison le Chef du gouvernement, lors de sa récente intervention à la télé. Qui ne souscrit à ce véritable cri du cœur ? On le sent sincère dans ses propos et sa vision. Mais cela ne saurait suffire pour redresser les comptes de la nation et retrouver les chemins d’une croissance forte et durable.
Osons en effet regarder la réalité en face et nous livrer à un véritable exercice d’introspection. Qu’y verrions-nous ? Que notre perception de la valeur travail n’est pas la même partout. Elle est loin d’être partagée par tous.
Notre rapport avec le travail est lié au système de gouvernance politique et au mode de gouvernement des entreprises. La culture du travail n’est pas sans lien avec l’autorité de la puissance publique.
L’offre politique et la vision des rapports sociaux et sociétaux des pouvoirs publics y sont pour beaucoup. L’Etat doit pouvoir mobiliser, rassembler et fédérer toutes les forces vives de la nation autour d’une vaste ambition et d’un grand dessein national. Son engagement et sa détermination doivent être à ce point fort et assurés que personne ne mettra en doute sa crédibilité et sa volonté de transformation de l’économie et de la société.
Chaque fois que l’Etat hésite à appliquer les lois républicaines, chaque manifestation de déficit d’Etat aussi minime soit-il, se retrouveront dans les statistiques du chômage, des grèves qui s’y nourrissent, du déséquilibre extérieur qui explose en raison de l’envol des importations à tout-va et tous azimuts et des finances publiques qui en porteront pour longtemps les stigmates.
La crédibilité de l’Etat et la manifestation de son autorité dans le respect des lois républicaines sont capitales dans la conduite de l’économie et dans le mode de gouvernance des entreprises. Elles constituent le fondement même de l’écosystème dont dépend le développement des entreprises. Le reste c’est affaire de management et de gestion de ressources humaines.
Où l’on saura, aux dires des experts, qu’il n’y a de mauvais employés que parce qu’il y a un mauvais encadrement. La sociologie du travail est très nuancée et assez disparate. La culture du travail est fortement ancrée dans certaines régions et dans certains secteurs et quasi absente dans d’autres. Il y a, en effet, des îlots d’activité au sein de notre appareil productif dont le personnel est convaincu de la nécessité du travail bien fait et vite fait. Sinon comment expliquer le niveau de compétitivité et la capacité concurrentielle de vastes secteurs de l’économie nationale ?
Là où la force de travail est réhabilitée, reconsidérée, la valeur travail est à son plus haut niveau. Le pays ne manque pas de fleurons industriels, commerciaux et financiers qui en font la démonstration. Certes, le tableau est contrasté. Et il y a beaucoup à faire avant que la nécessité d’un management moderne ne s’applique et ne se répande à l’ensemble des unités de production, des TPE jusqu’aux grandes unités en passant par les PME et les ETI. Les premières sont dépourvues de moyens financiers et humains, elles végètent à la marge et à la périphérie du système productif. Plus grave encore, celles qui sont dans le giron de l’Etat ne sont pas logées à meilleure enseigne. Non que tous leurs principaux dirigeants ne soient pas là où ils devraient être, mais parce que plusieurs d’entre eux, aux compétences reconnues et confirmées, sont privés d’autonomie de décision et de pouvoir que leur confère leur statut. Ils n’ont pas de mandat précis et la distance qu’il faut qui les mette à l’abri des sautes d’humeur et des considérations partisanes de leur tutelle.
Le travail, le travail …oui bien sûr. A cette précision près qu’il faut entreprendre dans l’immédiat la nécessaire réforme des entreprises publiques par qui le manque à gagner et les déficits arrivent. Elles sont loin de répondre aux formes de management qui sied à des entreprises en situation concurrentielle qui ont une obligation de moyens et de résultats. Le sureffectif est à son plus haut niveau, et la productivité au plus bas. L’irrationalité et le gâchis sont souvent érigés en mode de production. La valeur travail y a forcément moins de résonance qu’ailleurs.
Le travail c’est ce qui fait la richesse et la force des nations. Qui épargnent et investissent dans l’avenir. Au regard du déficit abyssal du commerce extérieur, nous donnons à penser que nous ne nous soucions que de nos assiettes de tous les jours au risque de nous exposer à des lendemains très difficiles et à tout le moins douloureux.
Un pays ne peut vivre sur une aussi longue période au-dessus de ses moyens, à crédit et au final à souveraineté limitée. Sa capacité d’emprunt extérieur s’amenuise à mesure qu’il perd la maîtrise de ses déficits. Certes, tous les déficits extérieurs ne sont pas à bannir. Certains ont d’énormes vertus et sont même recommandés quand l’essentiel des importations est destiné à l’appareil productif en soutien aux investissements d’avenir.
L’ennui pour nous est que nous croulons sous une avalanche d’importations, le plus souvent sauvages et déloyales, de biens de consommation aux origines troubles, au risque de démanteler et de mettre en péril notre tissu productif. Il ne s’agit pas de fermer la porte aux importations de biens de consommation qui de toute manière trouveront d’autres voies d’entrée détournées. Pour autant, il revient à l’Etat d’en réguler le flux, de faire la part des choses, de contrôler, de superviser et d’imposer taxes et droits de consommation, bref de rétablir les conditions d’une concurrence saine et loyale.
Autrement que vaudra l’appel au patriotisme économique et comment inciter les gens à consommer tunisien si nos industriels et fabricants partent battus d’avance, victimes d’une taxation outrancière quand les importateurs – et ils sont légion – en sont exemptés ? Le slogan gagnera en crédibilité et en efficacité s’il gagne en cohérence.
Qu’on se le dise : l’atonie de la croissance, la persistance voire l’aggravation de la crise financière, la crise de la dette dont on pourrait craindre qu’elle provoque, dans un proche avenir, la plus grave des saignées que le pays ait connues et le triste sort du dinar qui n’a pas fini de sombrer ont pour principale cause le déficit chronique et désormais insoutenable de la balance commerciale. Il faut impérativement casser ce cercle vicieux, cette spirale infernale des 3D : déficit extérieur – dette – dinar.
La Tunisie est devenue le réceptacle à peu de frais, sinon sans frais, de tous les produits du monde. Pas surprenant dès lors qu’on taxe les produits à l’export et que l’on exonère les importations. Mais il n’y a pas que cela, la facture énergétique ajoute à nos difficultés en raison de la baisse de la production pétrolière pour cause de grèves récurrentes et d’absence d’investissements. Le cas du complexe minier qui en est, huit ans après la révolution, au tiers de sa capacité de production plonge le pays dans une véritable détresse économique et financière. Hier, cœur battant de l’économie nationale et principal pourvoyeur des fonds publics, il a aujourd’hui du mal à équilibrer ses propres comptes.
Qu’est-ce à dire sinon que la balle est dans le camp de l’Etat et que rien n’est définitivement perdu ou compromis ? Tout reste possible car les exportations de services, de biens manufacturés n’ont pas fléchi. Certains sous l’effet de la dépréciation du dinar ont même le vent en poupe. Ce qui signifie que le pays a encore de la ressource. A condition que l’Etat fasse le ménage dans ses propres entreprises qui plombent la croissance, creusent les déficits.
En détournant à leur profit et à fonds perdus les ressources de l’Etat et l’argent du contribuable qui font cruellement défaut au secteur privé par qui la croissance arrive.