Pour y voir plus clair, par ces temps difficiles, concernant l’économie du pays et son futur plan de relance, il n’y a sans doute pas mieux que d’en parler avec le ministre des Finances. L’homme, tout le monde le sait, est aujourd’hui au four et au moulin, bousculé qu’il est par une pandémie dont les effets sur une économie, déjà en passe difficile, sont certains. Il a pourtant accepté de nous recevoir. En nous accordons du reste une interview exclusive. Dans cette première sortie médiatique,
Nizar Yaïch, le verbe juste et le ton précis, évoque avec L’Economiste Maghrébin un ensemble de questions d’une grande actualité : les effets de la pandémie sur le tissu économique, la restructuration des entreprises publiques, le rôle du secteur bancaire, le financement de l’après-pandémie…
leconomistemaghrebin.com : Le confinement mondial menace de paralyser nos entreprises, déjà très mal en point. Comment, Monsieur le ministre, comptez-vous réagir face à cette situation pour préserver leur résilience dans un premier temps avant d’envisager un rebond ?
Nizar Yaïch : Je voudrais d’abord insister sur le fait que nous vivons une période difficile pour notre économie et celle du monde en général. Une période exceptionnelle qui va encore alimenter nos discussions et nos réflexions. Une période qui pourrait changer le monde.
Je pense que l’on en parlera de cette pandémie et de ses effets sur la vie économique et sociale pendant bien longtemps. Beaucoup plus que la crise de 2008 dite des Subprimes. Celle que nous vivons aujourd’hui est d’une tout autre envergure et nous sommes, au niveau du gouvernement tunisien, bien conscients de cette réalité.
Notre souci est, à ce propos, de tout mettre en œuvre afin qu’il y ait le moins d’effets négatifs possible sur notre tissu économique et social. Nous avançons d’ailleurs avec ce souci qui guide toutes les actions passées et à venir.
Nous comptons, dans ce cadre, sur nos moyens, mais aussi sur les élans de solidarité qui se sont manifestés et qu’il faut remercier. Dans le cadre de cette action solidaire, nous savons qu’agir face aux difficultés est loin d’être facile, mais nous pensons que notre tissu économique et social est capable de relever les défis actuels et futurs.
« Impossible n’est pas Tunisien, et nous savons que nos entreprises sont capables notamment de sauvegarder leurs acquis et de mobiliser tous les moyens pour préserver le capital humain. Nous comptons du reste sur leur patriotisme et leur engagement plein et entier ».
Nos chefs d’entreprise peuvent compter également sur l’aide de l’Etat. Mais ils se doivent de faire en sorte d’éviter autant que faire se peut le chômage technique. Nous avons évidemment pris des mesures, mais nous comptons sur l’apport de tous dans le cadre de cet élan solidaire, combien nécessaire.
Il s’agit donc de préserver le capital humain ?
Effectivement. Vous savez qu’il s’agit là du capital le plus précieux de la Tunisie. Dans notre pays, nous avons certes un Code du travail. Mais, nous avons aussi des valeurs et un riche patrimoine culturel et une éthique. Et il est sans doute le moment de montrer que nous sommes capables de nous appuyer sur ses valeurs pour donner le meilleur de nous-mêmes.
A ce juste propos, je sais que nous réussirons à surmonter nos difficultés et à négocier tous les caps. Croyez-moi nous repartirons sur de bonnes bases. Nous comptons sur la vigilance et aussi le patriotisme de tous.
Il m’est arrivé, dans le cadre de mes activités professionnelles, d’étudier le cas de nombreuses stratégies d’entreprises. Et il m’a été donné de constater que les entreprises qui ont le plus réussi sont celles qui ont misé sur le développement de leurs ressources humaines.
Cependant, cela n’est pas suffisant. Offrir un bon cadre de travail est également indispensable. Un cadre motivant qui puisse nous permettre d’améliorer notre vécu puisqu’il offre l’occasion d’améliorer très sensiblement notre productivité, notre gouvernance et notre capacité à innover.
Pour ce qui est du secteur privé, l’Etat, à travers la Caisse des Dépôts et des Consignations (CDC), va allouer un montant de 700 MD réparti entre 500 MD et deux fois 100 MD pour soutenir et accompagner les entreprises. Pour plus d’efficacité, la CDC doitelle investir directement ou intervenir à travers des participations de sociétés de gestion qui pourraient en assurer le suivi, le contrôle et l’accompagnement ?
Cette question est cruciale. La CDC a un rôle crucial à jouer. Il ne s’agit pas du reste de l’equity, mais d’une quasi-equity. Ce qu’il faut du reste, c’est réfléchir et trouver d’autres moyens pour aider les entreprises du secteur privé. Il faudra multiplier les voies de financement, d’appui et de soutien. Nous sommes pour toute initiative qui améliore la gouvernance de nos entreprises. Nous sommes aussi pour des initiatives qui poussent à une prise de risque mesuré et qui conduisent à l’investissement. Cependant, ce qui a un faible impact économique et qui ne sort pas des sentiers battus ne peut que passer au second rang.
Quid maintenant de la restructuration des entreprises publiques. Comment envisagez-vous de les remettre à flot (l’Etat leur doit 5 milliards de dinars) ? Comment les restructurer pour éviter qu’elles ne soient en permanence déficitaires ? Ne peut-on ouvrir leur capital via une augmentation aux particuliers, aux institutionnels et à des partenaires stratégiques et … à l’UGTT (cas de la Société Assurances Multirisques Ittihad) ?
Ces questions sont au centre de notre intérêt. Je pense cependant qu’il est difficile pour le moment d’emprunter une quelconque voie. Il ne faut pas brûler les étapes. Je pense qu’il faudra d’abord faire un bon état des lieux. Le ministère des Finances est en train d’établir un diagnostic approfondi. Je ne vous cache pas que le ministère a déjà entamé un travail en collaboration avec les entreprises concernées. Un travail qui cherche à connaître les moindres détails afin de pouvoir faciliter les prises de décisions.
Vous n’êtes pas sans savoir que nous avons déjà des chiffres et que nous connaissons la réalité des entreprises publiques, mais nous avons jugé bon et utile au niveau du gouvernement de réaliser un diagnostic réel et précis.
Le diagnostic est donc important. Une fois le diagnostic établi, il faudra établir un plan stratégique qui prenne en considération un ensemble de paramètres et de variables qui offrent une vision globale de ce qui doit être établi. Les actions sont pour après ces deux étapes cruciales et fondamentales.
Notre approche aidera beaucoup à dépassionner le débat et à faire de la restructuration un travail scientifique. Cela permettra sans doute aussi de faire régner la confiance auprès de tous ceux qui sont impliqués à quelque niveau que ce soit dans le dossier.
« Je souhaite dire ici que le gouvernement connaît le sérieux de ses partenaires dans ce dossier, leur sens du devoir, leur recherche constante de l’intérêt général et leur patriotisme. Nous avons des partenaires sociaux en or qui font honneur au pays. Et ce n’est pas un hasard s’ils ont obtenu un Prix Nobel ».
Croyez-moi nous arriverons tous ensemble à gérer ce dossier le plus convenablement du monde.
La résilience de l’économie et la capacité de rebond post-crise des entreprises dépendra du comportement du secteur bancaire. En état de guerre, les banques sont en première ligne. Elles doivent assurer la liquidité des entreprises (crédit relais, crédit de gestion,…), étant entendu qu’elles ne doivent pas elles-mêmes souffrir de manque de liquidités. Quelles mesures avezvous envisagé pour que les banques soient aux côtés des entreprises pour les aider à remettre la machine en marche ?
D’abord, j’estime que nous avons un secteur bancaire qui tient bien la route. Ses indicateurs, sa politique prudentielle, notamment, et ses ratios le montrent bien du reste. Le pays a besoin de ce secteur bancaire que ce soit aujourd’hui ou demain, lorsque viendra le temps de la relance. Je dis, à ce propos, heureusement qu’un travail sérieux a déjà été accompli ; ce qui est de nature à faciliter l’engagement des banques au service de l’économie par ces temps de crise. La vérité est que le secteur a entrepris des initiatives très louables pour se porter au service de l’économie et de sa clientèle.
J’ajouterais, par ailleurs, que l’on ne peut qu’apprécier l’effort accompli par la Banque Centrale de Tunisie (BCT) gérée du mieux qu’elle pouvait l’être et qui a un niveau de technicité très appréciable. Je voudrais à ce niveau rendre hommage au travail de tous les employés des banques qui sont aux avant-postes de la guerre que nous menons aujourd’hui.
Quid du report du paiement des dividendes par les banques. Qu’en pensez-vous ?
Le report du paiement des dividendes n’est semble-t-il pas obligatoire. Cela dit, les banques sont assez bien solides pour pouvoir absorber le choc d’un tel report. Elles ont un rôle crucial dans cette crise et dans l’étape qui va la suivre, celle de la relance. Ma conviction est que les banques doivent soutenir beaucoup plus à l’avenir davantage l’économie nationale et particulièrement les entreprises. Il s’agit d’un effort à mener en commun.
« Il faut que la croissance économique frappée d’atonie, suive celle des banques. Vous vous doutez bien que cet effort une fois accompli ne pourra que profiter à tout le monde, y compris le secteur bancaire ».
S’agissant des banques, le gouvernement travaille à l’annonce du lancement d’une deuxième vague de mesures pour l’économie, vu que le programme établi par la Présidence du gouvernement va apporter des réformes à ce secteur.
Vous travaillez sur un plan de relance post-crise, sachant qu’il faut réactiver l’économie à la fois par une politique budgétaire (demande) et par une politique d’offre (baisse d’impôts et réduction du TMM…). Les moyens mis en oeuvre, en comparaison des plans d’aide massifs pour soutenir les entreprises et le social en Occident et ailleurs, auront-ils l’effet escompté (moins de 2% du PIB), quand les USA et l’UE en ont consacré plus de 10% ?
Vous n’ignorez pas que les 2,5 Milliards de Dinars dont vous parlez ont été décidés pour absorber un choc et non pour la relance. La relance, cela va concerner d’autres mesures, d’autres manières de faire et d’autres budgets.
Nous allons certainement donner la priorité, dans ce cadre, aux mesures et aux initiatives qui ne sont pas très gourmandes en matière de budget. Nous travaillons avec des bailleurs de fonds afin de conduire à bien ces mesures et initiatives.
Quelles seront les sources de financement ? Allez-vous agir auprès des bailleurs de fonds ? Allez-vous agir au niveau fiscal ou encore monétaire ? Y aurat- il un prélèvement au niveau du budget ? S’agira-t-il d’une politique de l’offre ? Peut-on imaginer une amnistie fiscale ou encore une intégration du secteur informel ? Y aura-t-il un moratoire de plus, une demande de rééchelonnement de la dette ?…
Je peux vous dire que concernant le rééchelonnement de la dette, il est hors de question d’ouvrir ce débat. Pour ce qui est du reste, vous imaginez bien que tant que le programme n’est pas ficelé et que le chef du gouvernement ne l’a pas annoncé, il est difficile de dire ce qu’il prévoit.. Cependant, nous travaillons déjà sur des scénarios qui vont nous offrir des possibilités de relancer l’économie. L’essentiel est de faire démarrer notre économie sur de bonnes bases.
Mais, ce qui prime par-dessus tout aujourd’hui est de préserver des vies et de penser à la santé des Tunisiens, le reste suivra. Et nous réussirons à gagner les paris. Je ne vous cache pas que nous connaîtrons des années difficiles. Mais avec notre volonté d’aller de l’avant, notre patience, notre patriotisme et notre sérieux nous arriverons à sortir du tunnel.