Triste constat. Il confirme ce que l’on pressentait déjà : on se noie moins dans l’océan que dans un verre. Une simple commande de deux millions de masques protecteurs a fait vaciller bien des certitudes et a fait tomber les masques.
Un rien, dira-t-on, dans la gestion normale des pouvoirs publics qui prend par calcul ou inadvertance l’allure d’une affaire d’Etat sinon, de l’Etat. Moins par respect des procédures administratives que par méconnaissance de la réalité économique du pays et de son tissu productif. Deux millions de masques antivirus, en tissu de surcroît ! Le chiffre est moins effarant qu’il n’y paraît même s’il faut les produire et les livrer dans l’urgence en période du confinement.
Et pour cause ! Nos industriels sont sur des tailles de production infiniment plus importantes. L’ennui est qu’ils ne sont pas sur les mêmes échelles de grandeur avec les décideurs. Les uns et les autres n’ont pas la même notion de l’étalon de mesure. Ils n’ont pas une vision partagée de notre potentiel productif.
Ni miracle, ni simple effet d’aubaine
Bref retour en arrière. Sans doute faut-il remonter aux années soixante pour s’en convaincre ? Pour interroger notre mémoire et signifier au fond que le futur que l’on se donne se construit sur le socle de notre histoire contemporaine. Il ne fait aucun doute que notre avenir avait déjà commencé dès cette époque avec l’annonce et la mise en œuvre des plans de développement. Qui faisaient la part belle à l’industrie. Notre décollage industriel fut certes laborieux mais rapide.
Le taux d’investissement, tombé aujourd’hui sous la barre des 20%, avait atteint par moments près de 40% du PIB. On sacrifiait volontairement le présent pour s’aménager un meilleur futur. En si peu d’années le pays arborait fièrement écoles, dispensaires, mixité, égalité des genres et contrôle des naissances. Il n’a pas tardé à intégrer, fût-ce par la bande, le club des pays industrialisés. Il rejoint par la même occasion le groupe des pays exportateurs de produits manufacturés, grâce précisément à l’expansion soutenue du secteur textile.
« On sacrifiait volontairement le présent pour s’aménager un meilleur futur ».
En moins de trois décennies, la Tunisie sans passé industriel, est devenu le quatrième fournisseur en produits textiles de l’Europe. Elle sut, à cet effet, anticiper le mouvement des délocalisations internationales et fit appel avec succès aux investisseurs étrangers. La filière textile, pleinement intégrée – du tissage, filature à la confection—ne souffrait d’aucune faille. Elle scella durablement la réputation du pays et sa notoriété. Avant que de bonnes âmes ne s’emploient depuis quelque temps à la détricoter.
Le secteur employait, à son heure de gloire, près de 50% des salaires dans l’industrie. Il produisait plus de 45% de la valeur ajoutée globale. Il générait plus de la moitié de nos recettes d’exportation.
Ni miracle, ni simple effet d’aubaine…Derrière cet exploit, il y a une vision, une ambition nationale, un projet de société et une stratégie digne de ce nom. La Tunisie, qui revenait de loin, a pu s’imposer comme l’atelier de l’Europe. Avec pour option d’en être dans un bref avenir son usine à mesure qu’elle monte en régime et poursuit son ascension dans l’échelle des valeurs ajoutées. On suivait en cela l’itinéraire des pays qui nous ont devancés et qui ont réussi à la faveur d’une industrialisation à marche forcée, recoller au peloton des pays émergents.
Réalité fut encore plus décevante…
Objectif ambitieux, certes mais nullement irréalisable. Il était à notre portée. Chiffres à l’appui. Dans les années 70, feu Hédi Nouira, qui avait anticipé et pris très tôt le tournant de la mondialisation, disait vouloir faire de la Tunisie la Singapour de l’Afrique. Ses successeurs, hélas, n’étaient pas habités par cette ambition. Ils ont manqué de rythme et peut-être même de courage. Il n’empêche ! A l’orée du 21e siècle, la Tunisie était le plus grand exportateur de produits manufacturés d’Afrique. Il est vrai que depuis quelques années, nous avons décroché, cédé beaucoup de terrain et perdu d’importantes parts de marché industrielles ; le phénomène est plus visible depuis 2011. Le site Tunisie n’a plus le degré d’attractivité qui fut le sien. Et l’activité touristique ne s’est jamais remise des attentats terroristes qui ont meurtri le pays.
L’enjeu politique post-révolution a changé la donne. Les divisions, tiraillements politiques et jusqu’aux guerres de tranchées et de mouvements idéologiques ont éclipsé et, par moments, sonner le glas de l’impératif économique.
Paradoxalement, le bouillonnement révolutionnaire a rabaissé à néant le rôle de l’Etat qu’il est censé renforcer. Celui d’un Etat qui protège, impulse, sait faire et fait faire. Le pays était en attente d’un Etat stratège. Pour pouvoir évoluer face à des compétiteurs résolus et déterminés, il fallait une vision, un grand dessein national et de véritables politiques industrielles. Notre déception est à la hauteur de nos illusions. La réalité fut encore plus décevante qu’on le craignait.
L’autorité de l’Etat, et l’Etat lui-même furent plus virtuels que réels. Les entreprises étaient livrées à elles-mêmes, subissant les assauts des syndicats et les humeurs de dirigeants sans réelle culture politique, aux intentions souvent troubles sinon suspectes.
Pas étonnant qu’on se trouve aujourd’hui dans l’obligation de payer un lourd tribut en raison des errements, de l’amateurisme, de l’inconscience et de l’irresponsabilité des politiques. Les dégâts sont énormes, on n’a pas fini d’en mesurer les effets sur le tissu productif. Qui a fait preuve d’une incroyable résilience sans aide significative ni protection aucune, sans visibilité non plus. Il a su et pu tout au long de ces 9 dernières années résister tant bien que mal à l’incompréhension voire à l’incompétence des politiques, au peu d’empressement de l’administration qui vit dans la peur, ostracisée qu’elle est de partout.
« Paradoxalement, le bouillonnement révolutionnaire a rabaissé à néant le rôle de l’Etat qu’il est censé renforcer. Celui d’un Etat qui protège, impulse, sait faire et fait faire ».
Nos entreprises, pourtant très exposées, n’ont pas été emportées par le souffle révolutionnaire, la gravité des tensions sociales et par la déferlante de l’économie informelle. Elles ont évité de justesse la noyade. Elles n’en portent pas moins les stigmates des tempêtes qu’elles ont traversées et elles s’en sortent au final affaiblies et fragilisées. Avant même de subir le terrible choc du Covid-19, confinement oblige. Qui les condamne à l’arrêt quasi général à l’exception des activités de vie. On pouvait légitimement penser que les masques antivirus à base de toile en font partie, au même titre que les produits alimentaires ou pharmaceutiques. Autant signifier une réelle opportunité pour le secteur textile qui pouvait profiter de cet effet d’aubaine.
Pour sortir du coma et rebondir avant même la fin du confinement et de la problématique relance post-coronavirus. La filière avait un besoin urgent d’appel d’air et d’oxygène pour reprendre son élan d’autant plus salutaire que nos partenaires européens sont en manque de masques, de blouses médicales…Ils cherchent à s’en procurer par tous les moyens et à tout prix. Une voie royale s’ouvrait devant plus d’un millier d’entreprises textiles au savoir-faire abouti, confirmé et reconnu. Elles pouvaient ainsi après plusieurs années d’incertitudes et de régime minceur reconquérir leurs marchés perdus, retrouver leur rang et leur vocation d’usine de l’Europe.
De quelle relance post-Covid 19 parle-t-on aujourd’hui ?
Notre gouvernance politique, tout à son combat pour briser au plus vite la chaîne de contamination du virus, a d’une certaine manière sacrifié aux principes de précautions en confinant sans discernement les individus autant que les entreprises, celles en tout cas qui font partie du champ des activités de vie. Il n’en faut pas plus pour doucher leurs espoirs et obscurcir leur horizon.
Qu’on en arrive aujourd’hui, avec tout le potentiel productif et technologique qui est le nôtre, à importer des produits dans lesquels nous sommes passés maîtres dans l’art de fabrication est pour le moins affligeant, si ce n’est déshonorant.
Alors, de quelle relance post-Covid 19 parle-t-on aujourd’hui quand cette terre de production est en passe de devenir un immense entrepôt de marchandises et d’articles en tout genre en provenance de Turquie, de Chine ou d’ailleurs ? Dire qu’ils étaient produits naguère ici même.
Serions-nous sur le point de nous résigner à quitter la course à la production quand opportunément nous pouvons nous inscrire dans la nouvelle reconfiguration des chaînes de production et de valeur qui se resserrent, se modifient et se redéploient.
Le coronavirus ne signifie pas la fin de la mondialisation. Celle en revanche qui se dessine réduira la dépendance de l’Europe à l’égard de la Chine et de l’Asie. Avec selon toute vraisemblance, la possibilité d’accroître et d’intensifier sa présence chez nous.
C’est presque un passage obligé. Impératif de compétitivité oblige. C’est à cela qu’il faut se préparer et s’affairer dans l’immédiat car le temps nous est compté. C’est dire qu’il faut plus que les aides promises aux entreprises au bord de l’asphyxie. Et ce pour les remettre en ordre de marche et les voir rebondir pour de bon au sortir de la crise du Covid-19. Il faut, au-delà de nos timides plans d’aide financière, une vision, une volonté politique et un patriotisme économique érigé en mode de gouvernance.
Pour nous sortir définitivement du confinement économique dans lequel nous nous sommes condamnés depuis une dizaine d’années. Rien de cela ne pourra se concrétiser ni se mettre en mouvement sans l’implication effective de l’appareil administratif, à la fois mémoire et principal point d’appui de l’Etat pour son action de développement.
« Il faut, au-delà de nos timides plans d’aide financière, une vision, une volonté politique et un patriotisme économique érigé en mode de gouvernance ».
On peut, à l’évidence, déplorer et souvent même dénoncer son caractère bureaucratique excessif. Sauf que cette bureaucratie tant décriée a comme unique vertu de défendre les intérêts de l’Etat, de le protéger contre ses propres dérives et excès. Et de lui permettre de se hâter lentement, le préservant ainsi des préjugés et de possibles et dangereuses sorties de piste.