Quel regard jettent les intellectuels tunisiens sur les mesures exceptionnelles prises par le président de la République, Kais Saied, le 25 juillet 2021, au nom d’un « péril imminent » pesant sur le pays ? Lesquelles mesures étaient largement plébiscitées par la rue mais assimilées par ses détracteurs à un coup d’Etat constitutionnel.
C’est à cette question, et à d’autres aussi pressantes, qu’Olfa Youssef, une intellectuelle tunisienne de premier plan, engagée contre l’islamisme politique et les interprétations fondamentalistes du Coran, psychanalyste et auteur de plusieurs essais sur l’islam et la société, a bien voulu répondre. Et ce, lors d’un entretien-fleuve avec le correspondant de l’hebdomadaire parisien, le Point, dans son édition du mardi 3 août.
« Une révolution du peuple tunisien »
A la question de savoir si la décision présidentielle de suspendre le Parlement allait débloquer la situation, Olfa Youssef a précisé qu’il ne s’agit pas d’une décision unilatérale du président « mais d’une révolution du peuple tunisien aussi. Il suffit de voir le nombre de personnes qui sont descendues dans la rue non seulement avant, mais surtout après l’annonce présidentielle, et qui ont exprimé leur liesse. Le geste du président peut aider la Tunisie à sortir de la crise de longue date qui la frappe et de son marasme économique sans précédent ».
Pourtant, s’interroge le journaliste du média français, vu de l’étranger, Kais Saied n’a-t-il pas fait une entorse à la Constitution et entravé le processus démocratique en activant l’article 80 et en gelant le Parlement ?
Pas de carte blanche pour Kais Saied
« Je comprends les appréhensions exprimées par certains, au vu de l’histoire récente de la Tunisie et de son passé autocratique. Mais je remarque que, pour le moment, le peuple tunisien soutient la décision du président. Pour autant, il ne lui donne pas carte blanche. Nous restons vigilants afin que la démocratie ne vire pas à la dictature, comme ce fut le cas après l’arrivée de Ben Ali au pouvoir en 1987. Les gens attendent du président Saïed qu’il sauve le processus démocratique. Nous avons besoin d’une feuille de route et surtout de nouvelles élections pour que la démocratie tunisienne revienne sur le bon chemin.
Islamisme et corruption
D’autre part, priée de cibler la menace qui pèse sur la démocratie tunisienne, Olfa Youssef était catégorique en pointant du doigt les ravages de l’islam politique, « la menace venait surtout des islamistes qui, malgré leurs assurances du contraire, n’ont pas compris que la population voulait un pays démocratique et civil.
Et d’ajouter : « Ennahdha a exploité les difficultés de certains députés avec la justice pour faire pression sur eux et les mettre à son service. Le parti a infiltré les hauts postes de l’État, l’administration, la justice. Il a mis en œuvre la tactique habituelle des Frères musulmans qui vise à prendre le pouvoir en dévoyant la démocratie. Si le président n’avait pas pris sa décision, peut-être la Tunisie serait-elle devenue dans quelque temps une dictature islamiste ? ».
« Ennahdha aurait pu choisir de mettre aux commandes de l’État des personnes compétentes. Mais son but n’était pas de développer l’économie ou l’éducation, mais bien de placer ses hommes. L’objectif était de s’infiltrer partout, y compris dans les médias, pour être un jour seul maître à bord », a-t-elle rappelé.
« Le peuple est vacciné contre la dictature »
A la question de savoir si elle craignait le retour à un système dictatorial comme sous Ben Ali, l’écrivaine a émis un niet catégorique « Personnellement, non. Le peuple tunisien est vacciné maintenant. Quand on a goûté à la liberté d’expression et à la démocratie pendant une décennie, il est très difficile de revenir en arrière.
Mais ce que je crains – et j’espère me tromper –, ce sont des violences. L’histoire des Frères musulmans dans d’autres pays atteste que lorsqu’ils perdent le pouvoir, il peut y avoir des actes violents. J’espère que cela ne sera pas le cas en Tunisie ».
Y a-t-il une alternative à la violence de la part des islamistes ? « Une autre voie serait que les islamistes fassent leur autocritique, qu’ils écartent ceux qui ont une conception moyenâgeuse de la société, qu’ils respectent les valeurs de la République et, d’une manière générale, qu’ils se conforment à la loi civile. C’est possible. Pour cela, il faut que ceux qui ont enfreint la loi rendent des comptes, car la culture de l’impunité qui règne depuis dix ans doit cesser. La question des financements étrangers doit également être éclaircie. Mais si Ennahdha choisit de rompre avec l’ancien système et d’embrasser la démocratie, pourquoi ne pas l’accepter ? a ajouté Olfa Youssef.
Le Président ? Un honnête homme
Enfin, peut-on faire confiance au Président pour conduire le changement ? « Je ne le connais pas personnellement. Mais je suis certaine, comme la plupart des Tunisiens, qu’il n’est pas dans la malversation. Kaïs Saïed est honnête et a une certaine éthique. Il s’est toujours présenté comme le garant des libertés individuelles et politiques. Il est à l’écoute de son peuple et il a fait ce que son prédécesseur Béji Caïd Essebsi, qui était pourtant un grand président, n’avait pas osé faire. On peut lui faire confiance, mais en restant vigilant ».