Bien que la conformité des mesures exceptionnelles à la Constitution soit discutable, leur légitimité est indéniable compte tenu de la déliquescence des institutions de l’Etat et la gravité de la crise sanitaire, politique et économique qui a sévèrement touché le pays. Déclare à leconomistemaghrebin.com la maître-assistante en droit public à la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis Jinan Limam.
Jinan Limam rappelle que sur la base de l’article 80 de la Constitution, le Président de la République a décrété le 25 juillet 2021 l’état d’exception pour une période initiale de 30 jours, période qui a été reconduite pour une période indéterminée ! Pour notre interlocutrice, les mesures prises ont permis la concentration provisoire de tous les pouvoirs par le Président, et cela par le biais du gel de l’Assemblée des représentants du peuple et de la cessation des fonctions du chef du gouvernement et de certains de ses ministres.
L’absence de la Cour constitutionnelle ouvre la porte à plusieurs interprétations
Pour elle, « il s’agit d’une situation inédite qui dépasse largement la Constitution car il est clair que l’activation de l’article 80 a été effectuée en rupture avec la lettre et l’esprit de l’article ». Car l’article 80 de la Constitution « exige en effet, que l’Assemblée des représentants du peuple soit en état de session permanente pendant toute la durée d’application des mesures et interdit d’entraver l’action du gouvernement. De surcroît, en l’absence de la Cour constitutionnelle, la détermination de la durée et du contenu de ces mesures exceptionnelles relève exclusivement du pouvoir discrétionnaire du Président de la République. »
A cela s’ajoute une rédaction lacunaire de l’article 80
La juriste considère que « cette situation est aussi l’effet boomerang de tant de convoitise, et d’instrumentalisation politicienne ayant bloqué la mise en place de la Cour Constitutionnelle ». Elle pointe du doigt « la mise en œuvre défectueuse de l’article 80 n’est que l’un des maillons dans la chaine de violations successives de la constitution depuis 2014 ».
Autre fait important. « En outre, la rédaction floue et lacunaire de l’article 80 de la constitution et l’absence de réglementation juridique détaillée de l’état d’exception ont permis de réconforter le Président dans cette posture unilatéraliste. ». Jinan Limam pense que « les pouvoirs de crise auraient du être réglementés de façon aussi détaillée et précise compte tenu du risque d’abus des pouvoirs ».
Une crise qui exige des réformes profondes
Quant aux perspectives, elle rappelle que l’article 80 n’est pas l’instrument adéquat pour résoudre la crise multidimensionnelle qui sévit dans le pays. Car « il s’agit d’une crise en grande partie structurelle et non conjoncturelle, qui exige des réformes profondes et dépasse donc le potentiel des pouvoirs de crise de l’article 80 ». « De plus, la concentration des pouvoirs entre les mains du seul Président ne peut pas offrir unilatéralement des solutions pour ces différents chantiers. De plus, la prolongation sine die des pouvoirs de crise inhérents à l’état d’exception fait craindre des dérives autoritaires et des atteintes à l’Etat de droit ». Continue-t-elle.
Certes le pouvoir de crise est consacré un peu partout dans les constitutions contemporaines. Il est fondé sur l’hypothèse selon laquelle, dans certaines situations d’urgence politique, militaire, économique, sanitaire…le système de limitations du gouvernement constitutionnel doit céder le pas au pouvoir accru de l’exécutif avec toutefois des mécanismes renforcés pour contrôler sa durée et les mesures prises durant cette période. Elle précise que « même en cas d’état d’exception, le principe fondamental de l’État de droit doit prévaloir. L’État de droit se compose de cinq principes fondamentaux : la légalité, la sécurité juridique, la prévention des abus de pouvoir, l’égalité devant la loi et la non-discrimination et l’accès à la justice ». La Tunisie n’échappe pas à ces exigences qui
« s’imposent aussi en Tunisie compte tenu de sa ratification du pacte international sur les droits politiques et civils et sur la base de la jurisprudence tunisienne consacrant le caractère permanent des droits et des libertés même en cas de suspension de la constitution ».
De la nécessité de rompre avec la logique de l’exception
Notre interlocutrice recommande « la rupture avec la logique de l’exception et le retour à une logique de « normalité » ». Démarche, « nécessaire pour sauvegarder la démocratie et pour entamer les réformes de fond en Tunisie ».
Cependant, Jinan Limam demeure catégorique quant au non retour à l’avant 25 juillet. « Certes, par « normalité » on n’entend pas le retour à la situation de l’avant 25 juillet 2021 mais l’amorcement d’un processus de transition. Mais la question qui se pose, sur quel fondement ? »
« Depuis le 25 juillet 2021, la Constitution de 2014 a été mise entre parenthèse, notamment concernant les pouvoirs politiques (l’exécutif et le législatif) ainsi que certaines dispositions relatives aux droits et libertés. La sortie de l’état d’exception implique soit la réactivation de ces dispositions, ce qui est à exclure puisque cela conduira au statu quo ante, soit engager des réformes constitutionnelles, ce qui semble être une hypothèse plausible ». Déclare-t-elle. Néanmoins, « il est clair qu’il y a une volonté politique d’enterrer la Constitution de 2014, considérée comme responsable de l’échec du système politique de la deuxième République ».
Dans ce cas de figure « un texte sur le fonctionnement provisoire des pouvoirs publics (comme ceux qu’on avait connu le 23 mars 2011 et le 16 décembre 2011) serait alors nécessaire, en attendant la révision de la constitution de 2014 ou son remplacement par une autre ». La maître-assistante incite à une interrogation. « Toutefois, il est important d’interroger les desseins de ceux qui veulent enterrer rapidement la constitution de 2014 et la faisabilité à l’heure actuelle de l’élaboration d’une nouvelle constitution. Par conséquent, la révision des seules dispositions en cause du dysfonctionnement institutionnel du régime politique semble nécessaire et faisable ». Étaye-t-elle.
Des élections législatives partielles pour remplacer les députés poursuivis par la justice
Notre invitée évoque les cas de la dissolution de l’ARP. « Quant au sort de l’ARP, la Constitution de 2014 mentionne plusieurs cas de dissolution du Parlement ; tous ces cas sont envisagés uniquement en tant que conséquence de l’absence de la confiance de l’ARP dans le gouvernement (les articles 89.4, 98, 99 de la Constitution) et ne correspondent en aucun cas à la situation actuelle ». Ainsi « La solution serait alors pensée en dehors de ces hypothèses et plusieurs pistes sont possible à l’instar de l’organisation d’élections législatives partielles pour remplacer les députés poursuivis par la justice pour violation des règles de financement de la campagne électorale ou encore l’auto-dissolution de l’Assemblée et la tenue d’élections législatives anticipées. Mais dans tous les cas, des réformes de fond sont nécessaires non seulement au niveau de la loi électorale mais aussi au niveau de l’assainissement/ moralisation de la vie politique. »
Par ailleurs, Jinan Limam souligne l’importance de mener ces différents processus selon une dynamique participative et plurielle et viser le renforcement de l’efficacité du système politique tout en sauvegardant les acquis démocratique.