En 1954, Lewis Strauss, figure marquante du développement de l’énergie nucléaire aux Etats-Unis, avait prédit que nous entrions dans une époque où l’électricité serait « trop bon marché pour qu’il vaille la peine de la compter ». Cela ne s’est pas produit, bien évidemment, parce que le développement et les risques liés à l’énergie nucléaire en ont fortement augmenté les coûts. Sauf en Tunisie où l’électricité est devenue pratiquement gratuite pour des centaines d’abonnés de la STEG sensibilisés aux idées progressistes et qui pensent que l’électricité ne vaut plus assez pour qu’on s’en préoccupe. Ce faisant, ils ne font que confirmer les anticipations de Lewis Strauss et en font même un modèle pour d’autres prestations : comme le transport public, la contrefaçon, le piratage, la reproduction ou le téléchargement. Ainsi, la gratuité serait devenue pour eux l’avenir même de l’humanité et ceux qui sont habitués aux transactions monétaires et pour qui la sphère marchande ne saurait avoir de limites, devraient revoir une bonne partie de leur théorie. Ces adeptes de la gratuité oublient cependant que dans la réalité, rien n’est tout à fait gratuit : dans la plupart des cas, il est nécessaire que quelqu’un assume le coût.
Le phénomène de la gratuité n’est pas nouveau, il est même intégré dans notre système économique et s’inscrit largement dans le processus commercial. Qui ne connaît pas déjà le principe de l’échantillon gratuit destiné à faire découvrir un produit, ou encore les promotions du type « deux produits achetés, un offert » et bien d’autres astuces marketing qui sont parmi les moyens destinés à créer une habitude d’achat. Au milieu du XIXe siècle, dans les villes industrielles américaines, des gargotes appelées free lunch saloons, étaient réputées offrir aux clients un repas gratuit, mais qui était tellement salé qu’il poussait à la consommation de bière qui n’était pas gratuite. Jadis, le fabriquant Gillette offrait ses rasoirs et en faisait payer ses lames. Aujourd’hui les opérateurs de téléphonie mobile ne se comportent pas autrement en proposant quasi gratuitement des téléphones portables pour ensuite amener l’abonné à payer au prix fort les communications. Grâce à la Chine, bien des produits deviennent chaque jour moins coûteux, achetés presque pour rien. Et cette tendance est encore plus forte dans le monde de l’immatériel, puisqu’avec l’internet s’est développée une nouvelle gratuité, fondée sur des coûts de reproduction nuls du fait de la numérisation, et sous la pléthore de l’offre qui tire encore plus les prix vers le zéro absolu.
Depuis la chute du régime, un grand nombre d’abonnés à la STEG ont décidé de vivre à l’ère où la gratuité est considérée comme la norme et non pas comme une anomalie. Devant l’énorme montant des facturés impayées (538 millions de dinars !), l’entreprise a décidé de lancer une campagne pour le recouvrement de ses créances. On se demande ce que peuvent bien raconter ces messieurs aux clients défaillants pour les convaincre de reprendre le chemin des guichets. A quels arguments cohérents et rationnels iront-ils recourir pour transformer d’irréductibles fraudeurs en honnêtes gens ? Certains parmi ces abonnés, qui acceptent volontiers de payer chèrement les appels à partir de leur téléphone portable, rechignent à honorer leurs factures d’électricité ou usent de fraude purement et simplement ; utilisant pour cela de nombreuses techniques allant de la coupure des scellés et l’arrêt du compteur, au raccordement direct au réseau. C’est que, de leur point de vue, cette entreprise n’est guère, après tout, qu’un établissement étatique, qu’elle ne cherche aucunement à justifier de performances, ni à faire du profit, ni à être irréprochable en matière de qualité des services rendus aux usagers. Parce qu’elle appartient à l’Etat, elle est plus que jamais perçue comme relevant d’une autorité bienveillante et interventionniste. Autant d’attributs qui n’ont cessé de conférer à la gestion publique en général l’inefficacité et les coûts élevés, autrement dit le déficit permanent, et à l’usager défaillant la bonne conscience de l’impunité et ce, grâce à un étatisme qui tend plus que jamais à convertir les individus en assistés, à les déresponsabiliser. Cette campagne signifie aussi que la STEG et, par suite, l’Etat, ont laissé tout naturellement et progressivement s’installer, comme dans bien d’autres secteurs, des comportements délictueux et des espaces de non-droit où l’accès était interdit aux employés chargés de recouvrer les impayés ou d’enquêter sur les compteurs frauduleux. Payer cesse ainsi d’être un engagement contractuel entre un client et un prestataire de services, mais tout juste une obligation morale. Plutôt que de recourir à la coercition par la force de la loi, la STEG compte sur l’argument philosophique, rappelant à ces clients indociles que la tâche de l’homme dans la société est d’adhérer à un ensemble de prescriptions extérieures à lui et qui lui serait imposé par des forces qui le dépassent et qui constituent la source de l’obligation morale.
L’organisation des services publics s’est construite au niveau national autour d’un modèle qui associait étroitement propriété publique et gestion en monopole intégré, le tout sur fond de compromis social. Ainsi ont été mis en place, dès l’indépendance, les grands réseaux d’entreprises publiques comme les PTT, la SNCFT, la SNT, TUNISAIR, la STEG, etc. Ces monopoles publics, tous largement subventionnés et déficitaires, ont joué un rôle majeur dans l’édification de l’économie et la lutte contre les inégalités sociales et territoriales. Aujourd’hui, le conflit entre la rareté des ressources économiques de l’Etat et la demande sociale est devenu des plus aigus et l’idée que l’Etat puisse intervenir pour résoudre la plupart des problèmes est passée de mode. C’est même tout le contraire qui est envisagé : démanteler les services publics nationaux existants au profit du marché, au nom de l’efficacité économique et des valeurs libérales. Le problème de ces entreprises tend alors, et de plus en plus, à la réalisation d’un équilibre entre l’impératif d’efficacité économique et les préoccupations d’équité. L’impératif d’équité voudrait, par exemple, que la production et la tarification de l’électricité et du gaz soient parfaitement adaptées, afin que tout le monde puisse en bénéficier de manière équitable. Mais, économiquement il devient impératif de mettre en place une politique de vérité des prix, reflétant les différentes caractéristiques des marchés, quitte à ce que l’Etat procède par la suite à des redistributions entre les agents économiques, des plus riches vers les plus démunis.
Dans un pays en voie de paupérisation et qui présente d’alarmantes disparités de revenus, on devrait envisager un seuil minimal de gratuité dans différents secteurs préalablement définis comme répondant à l’intérêt collectif, auquel chaque citoyen aurait librement accès et qui serait subventionné totalement ou en partie. On pourrait déterminer un niveau de consommation par personne destiné à satisfaire les besoins vitaux (eau et énergie, par exemple) qui serait totalement gratuit, quitte à surfacturer ensuite les consommations supplémentaires. L’impact d’une telle mesure serait à la fois social, juste et écologique, garantissant l’accès à une ressource vitale en plus de l’avantage de rendre plus coûteux tout gaspillage d’une richesse qui n’est pas inépuisable. Une tarification ciblée, définie selon des critères sociaux, serait alors préférable à la liberté de frauder des uns et au déficit chronique des autres.