Le 7 janvier 2014, l’examen du projet de constitution article par article était à sa cinquième journée. Durant la séance matinale du débat sur le chapitre des droits et libertés, les députés ont adopté, entre autres, l’article 37 lequel statue sur le droit inaliénable et naturel à la santé. « La santé est un droit pour chaque être humain. L’État assure la prévention et les soins sanitaires pour chaque citoyen. Il fournit aussi les moyens nécessaires à la sécurité et la qualité des services de santé. L’État garantit la gratuité des soins aux personnes sans soutien et à faible revenu. Il garantit le droit à la couverture sociale conformément aux dispositions de la loi ».
Cette formule, après l’amendement qui souligne le droit de l’Etat envers tous les citoyens, a été approuvée par 158 voix des 165 députés présents. Une unanimité presque donc de la part des représentants du peuple, dont certains ont longuement harangué pour le droit sacré à la santé, rappelant qu’il a été l’une des principales revendications de la révolution du 14 janvier 2011. Or cette unanimité contrastait avec ce qui se passait, simultanément, en dehors de l’hémicycle.
Devant les grillages de l’ancien palais beylical où siège l’Assemblée Nationale Constituante, et en présence d’un dispositif sécuritaire important, des centaines de médecins, jeunes et moins jeunes, étudiants, résidents, internes, professeurs hospitalo-universitaires et médecins spécialistes privés protestaient non sans colère, faisant monter d’un cran une vague de mécontentement qui paralysait depuis des jours déjà tout le secteur sanitaire : les facultés de médecine, les centres hospitalo-universitaires et les hôpitaux.
Tous les protestataires étaient animés par un refus catégorique du projet de loi portant sur l’amendement de la loi 21 de l’année 1991, amendement qui stipule que les médecins ayant obtenu le diplôme de spécialité devront, obligatoirement, travailler pendant trois ans dans les régions intérieures, avant de pouvoir exercer à leur compte propre.
« Nous nous y opposons, car le secteur public agonise », a lancé Meriem Wassila Najjar, un jeune médecin interne, en blouse blanche et au brassard bleu, comme ses collègues du comité d’information de la protestation. « Il faut se poser les bonnes questions. Pourquoi la santé publique agonise-t-elle ? Qu’un jeune médecin interne exerce dans le secteur public dans les régions intérieures, cela suffirait-il à résoudre le problème ? », s’est-elle interrogée, avant d’exposer sa vision : « Il faut absolument une commission réelle qui soit inclusive et nationale et qui mette en chantier une réelle réforme du secteur de la santé ! »
Cet avis, la jeune médecin, a tenu à l’expliciter davantage, avec ses collègues, aux quelques députés qui ont rejoint la foule des protestataires vers midi. Mais en vain ; les discussions entre les deux camps n’ont, encore une fois, pas abouti.
« Au début, lorsqu’ils nous ont convoqués à l’ANC, ils nous ont mis sur le banc des accusés, devant le fait accompli », s’est souvenue Meriem Wassila Najjar, évoquant son passage en aout 2013 devant la commission des Affaires sociales à l’Assemblée Nationale Constituante. « Pire, ils discutaient avec nous séparément, le Syndicat des médecins internes et résidents d’abord, puis l’Ordre des médecins, le Syndicat national des médecins, pharmaciens et dentistes de la santé publique… Ils voulaient nous diviser, mais tout le secteur est uni et unanime : nous exigeons l’annulation du projet de loi du travail forcé ! »
De retour à la séance de l’après-midi, et avant de reprendre l’examen des articles du chapitre des droits et libertés, les députés se sont attardés sur la protestation des médecins. Kalthoum Badreddine, la présidente de la commission de la législation générale, rappelant que le projet de loi en question était désormais au bureau de l’ANC, en attente d’un éminent passage en plénière pour adoption, a fait savoir que les législateurs étaient toujours réceptifs au dialogue et aux propositions des représentants des professions de la santé.
Plus catégorique que sa collègue, le député Faycel Jadlaoui, a dénoncé « la pression exercée par les médecins, » tout en les défiant : « Le projet de loi va passer en plénière et il sera adopté !» Mohamed Ali Nasri, député représentant de Kasserine, le gouvernorat le moins loti en termes de développement et d’infrastructure médicale, a, lui, rappelé la « souffrance de sa région ». « Ceux qui devraient protester ne sont pas les médecins, mais plutôt les citoyens dans les régions de l’intérieur », a-t-il fustigé.
Mahmoud Baroudi, député de l’opposition, prenant la parole, a la réplique cinglante : « L’Etat ne comprend plus ses élites, qu’ils soient médecins ou juges. La discussion de la Constitution ne doit en aucun cas nous faire oublier les vrais problèmes du pays. » Le député représentant du parti de l’Alliance Démocratique s’est également montré dépassé par « le comportement du ministre de la Santé, qui a laissé de côté tout un dialogue sociétal coûteux engagé autour de la réforme du secteur de la santé pour s’accrocher à une loi injuste et électoraliste ».