Rached Ghannouchi, s’exprimant sur la démission du gouvernement, a déclaré, avec raison d’ailleurs, que la démission de Laarayedh « est un acte rare dans le monde ». En effet, il n’est pas dans la tradition des islamistes de quitter le pouvoir aussi pacifiquement, aussi simplement, aussi humblement surtout lorsqu’on est venu pour rester longtemps au pouvoir. Bien entendu, le chef d’Ennahdha s’est bien gardé de faire le moindre inventaire des projets réalisés, des réformes engagées ou des progrès accomplis. Et pour cause ! Il n’y en a pas.
C’est dans un climat de crise économique et sociale aigüe qu’Ali Laarayadh a présenté sa démission. Les islamistes et leurs consorts ont eu pourtant tout le loisir pour se préparer à la victoire, méditer le mode de gestion du pays dans les domaines de l’emploi, de l’équilibre régional, de l’aide sociale, de la sécurité, des investissements, des réformes de l’éducation, de la santé, de la communication, de la cohésion gouvernementale et bien d’autres chantiers.
Des secteurs qui aujourd’hui sont passés par pertes et profits et pour solde de tout compte! Les islamistes sont arrivés au pouvoir avec la certitude qu’ils étaient infaillibles et qu’ils avaient l’éternité devant eux, mais se sont vite rendu compte que la politique a non seulement pour finalité de porter des valeurs, mais également de réaliser des fins et qu’une part importante de leur légitimité découlerait de l’efficacité de leur gestion, des actions entreprises et jugée sur leurs effets réels.
Ils se retrouvent rapidement victimes d’une tension, qu’ils avaient vainement cherché à neutraliser, entre plusieurs types de temps : le temps idéologique, où les critères de raison sont recherchés du seul côté doctrinal ou dogmatique, où les grandes interrogations sont exprimées selon les catégories de bien et de mal, du licite et de l’illicite et où l’on s’extasie sur l’évocation d’une grandeur révolue ; le temps médiatique, de plus en plus court, qui va au rythme d’événements toujours plus éphémères, d’images chargées d’émotions, renouvelées sans cesse où seul l’instant compte et qui joue souvent contre eux ; le temps économique, celui de la croissance de plus en plus hypothétique, des entreprises en proie à l’urgence, à la concurrence et aux difficultés d’intégration à l’économie mondiale ; le temps de l’action politique, enfin, de plus en plus lent et qui dépend surtout du temps des autres, de plus en plus puissants, qui fixent les échéances et déterminent les délais de façon discrétionnaire.
Au lieu de considérer le temps long de la prévision et de la prise en compte des éventualités les moins plaisantes afin de résoudre les vrais problèmes, d’entamer d’authentiques réformes, de mobiliser tous les moyens humains et matériels et les mettre au service de la nation, les islamistes ont choisi l’action minimale. Incapables de suivre ce mouvement irrésistible, celui du progrès, ils avaient de moins en moins d’intérêt à gouverner et de plus en plus d’avantages à communiquer, parfois en tordant le cou à la vérité en accusant les autres de leurs déboires, crier au complot, distraire le public par des affaires marginales, contribuant ainsi à nous faire parcourir à rebours le cours de l’histoire où la puissance dominante était omnisciente et omnipotente.
C’est alors un autre temps qui domine ; celui des prophéties auto-réalisatrices, de la gesticulation et de l’improvisation, des dettes contractées, des défis éludés, des échéances reportées, des décisions retardées, des opportunités gâchées et des vrais problèmes escamotés. Ils agissaient comme si le temps était une ressource indéfinie, comme si les sociétés étaient immortelles.
Généralement un gouvernement est censé résoudre les vrais problèmes, entamer d’authentiques réformes, mobiliser tous les moyens humains et matériels et les mettre au service de la nation. Or, en deux années nous aurions connu tous les euphémismes de l’assistance à un pays attardé : les dons, en argent et en biens d’équipement, les subventions, les crédits « non remboursables », les prêts gouvernementaux à long terme ou à des taux avantageux.
Alors que s’est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Tout a commencé par une stratégie de conquête qui passe d’abord par la déconstruction du passé, ses symboles et ses institutions: On se presse de modifier l’article I de la Constitution, d’islamiser l’économie et d’élargir la gamme des interdits moraux imposés à la société. On célèbre l’avènement du sixième califat et on se félicite du retour au jihad tout en faisant valoir un islam modéré comme un habit de parade pour prouver à l’opinion internationale qu’une alternative islamiste viable est maintenant possible pour toute la région arabe grâce au modèle tunisien.
Pendant ce temps, on fait du pays la destination privilégiée des zélateurs de tout acabit et des apologistes primaires de la violence, qui se posent en émissaire venu sauver l’islam des mœurs dissolues de Tunisiens. On diabolise des ennemis désignés : les journalistes, les syndicalistes, le patronat, les intellectuels, les fonctionnaires, les universitaires, les avocats et les juges qui se seraient liguées contre le gouvernement, déterminées à faire échouer son programme politique et économique, à compromettre ses initiatives et anéantir ses efforts.
L’incompétence politique qui obère, toute velléité de redressement, n’a jamais été aussi évidente que sous le gouvernement de la Troïka et ses conséquences furent dramatiques: défaillances des pays donateurs, recette fiscales plus faibles qu’attendues en raison du ralentissement de l’économie et de la contrebande, chute des investissements étrangers, recettes extérieures en baisse et activité de production et de services toujours perturbée par un climat revendicatif qui fait reculer le gouvernement chaque fois que celui-ci entreprend des mesures impopulaires mais nécessaires pour les comptes publics. Le chômage a empiré, la note de la dette souveraine a connu une chute spectaculaire. Tout cela accompagné, en arrière-plan, par la décriminalisation des agressions salafistes, la tolérance envers les milices soi-disant gardiennes de la révolution, l’amplification de l’islam radical et l’aggravation de la menace terroriste.
Devant un tel bilan d’incompétence, la vantardise, déclarée d’un ton péremptoire comme une vérité d’évidence, ne serait, encore une fois, qu’un stratagème de communication destiné à détourner l’attention sur un legs désastreux.