Demandez à n’importe quel visiteur étranger ce qu’il a retenu de son récent séjour en Tunisie : le bleu du ciel ? L’éblouissement de la lumière ? L’intensité des couleurs ? La beauté sauvage des paysages ? La mer couleur turquoise et ses plages de sable fin ? La cuisine ? L’hospitalité des habitants ? Vous n’y êtes pas du tout, car il vous répondra simplement qu’il a été d’abord et par-dessus tout choqué par le manque de civisme, la propreté approximative des gens et la saleté scandaleuse des villes et de la campagne. Pour un pays dont la religion a fait de la propreté un acte de foi, de tels comportements à l’égard de l’environnement relèvent assurément de l’impiété.
Il y a des sujets qui, en temps normal, ne suscitent aucun intérêt de la part du public. Des sujets que l’on n’enseigne pas à l’université, qui ne font pas l’objet d’études de prospectives, qui n’intéressent pas les chercheurs en sciences humaines. Des sujets d’investigation délaissés, rétifs à toute systématisation. Car en matière d’ordures, une fois le couvercle de la poubelle fermé ou le sac noué, on n’y pense plus. Il en résulte, sinon un émerveillement magique de leur disparition, du moins une ignorance entretenue quant au devenir de nos excréta tant physiologiques que matériels. Les ordures tendent en effet à se dérober à notre vue, ce qui en fait une sorte « d’impensé social ». L’envahissement du territoire par les déchets, la dimension occulte de leur mode de traitement et de gestion, tendent à en faire une problématique sans intérêt. Pourtant cette question devrait interpeller l’économiste, car la problématique des déchets lui permet de critiquer le cadre de pensée dominant de l’économie contemporaine et son dogme de la croissance infinie. Le sociologue, quant à lui, se doit de réfléchir sur la quantité d’ordures produites dans ses rapports avec les conditions et le mode de vie des gens, leurs habitudes de consommation, puisque le gaspillage est devenu un mal inhérent à nos présumées sociétés d’abondance où les produits alimentaires s’achètent désormais sous emballage, l’eau en bouteille ; où les achats s’effectuent de plus en plus dans les grandes surfaces, là où tous les produits sont empaquetés. Le corps médical également est concerné, puisque la gestion des déchets ménagers devient un enjeu de santé publique. Au XVIIIe siècle, déjà, la médecine méphitique soupçonnait « l’air malodorant » émanant des amoncellements d’ordures de transmettre « les maladies en pénétrant dans le corps à travers la peau ». Cette question révélera enfin aux administrateurs des communes les coûts de plus en plus exorbitants de leur gestion. Quant au citoyen lambda, il ne se préoccupe guère du sort réservé à ses rebuts. Qui connaît aujourd’hui les lieux des décharges publiques ? Qui s’intéresse aux conditions de travail des éboueurs, à leur salaire, à leur sécurité ? De cela, on en parle de temps en temps, sans trop s’y arrêter, jusqu’au jour où les détritus nous éclatent à la figure.
La Tunisie s’est transformée en dépotoir bien avant la grève des éboueurs. Il y a longtemps qu’on a appris à vivre au milieu des rebuts qui s’offrent à la vue de tous, à leur mode de gestion où prédomine le « tout à la rue », à leur présence non dissimulée qu’on contourne avec indifférence et pour certains avec une certaine pudeur. On a fini par s’accommoder de tout depuis la révolution, plus particulièrement des réalités qui ne suscitent ni haut-le-cœur ni indignation. Sur les bords des routes, à chaque coin de rue, dans les dédales des médinas, des monceaux d’ordures jonchent le sol en permanence. Des chats affamés rappliquent à l’arrivée de chaque sac poubelle déposé trop tôt, des chiens errent parfois, la truffe en alerte, fouillant de leur nez le cloaque pestilentiel, se battent pour la possession du moindre relief, de la moindre charogne, prenant leur aise dans les tas d’immondices éparpillées. Des containers, balisant les routes, dégueulent leur trop-plein d’ordures en dégageant une odeur nauséabonde qui s’amplifie jusqu’à vous sauter aux nez. Des agents de la voirie, débordés par la quantité des détritus, avaient reçu pour consigne d’incinérer le soir, à ciel ouvert et en plein milieu des quartiers d’habitation, sans aucune prise en compte des effets nocifs des déchets de matières organiques et de plastiques. Au-dessus de chaque foyer incandescent flottent alors d’épaisses fumées noires irrespirables et toxiques. Chaque magma cendreux et grisâtre composé de résidus toxiques est alors appelé à se transformer au plus léger mouvement d’air en cendres volantes. Des sites, pourtant classés patrimoine mondial de l’Unesco, suscitent l’écœurement des visiteurs au vue du tas de déchets qui jonchent le sol. Venus pour profiter des paysages et des monuments, ils se retrouvent obligés de faire place nette avant de pouvoir traverser les lieux ou s’installer.
Producteurs et consommateurs ont appris à se défaire, au détriment de la collectivité, des déchets liés à leur activité. Leurs coûts sociaux et leurs conséquences sur l’environnement intéressent de moins en moins les pouvoirs publics, sauf lorsque survient une grève des agents de ramassage. C’est alors qu’on se met à crier à l’intolérable, qu’on se rend compte à quel point le sujet est important et qu’on reconnaît, sans rien entreprendre de concret, que des progrès restent à faire pour dégager une politique efficace et définitive de traitement des déchets. Des collecteurs informels, à l’instar des zabbâlîn du Caire, commencent à faire leur apparition pour le ramassage sélectif des ordures. Ces chiffonniers devraient bénéficier de plus d’égards de la part des citoyens et des pouvoirs publics. Dévoués et efficaces, leurs tournées nocturnes valent tous les soi-disant « engagements nationaux pour l’environnement ». Ils sont en train d’accomplir un travail immense de tri sélectif, en débarrassant la chaussée des papiers-carton, verre, plastique, canettes de soda et autres boîtes de conserve.
Désormais, pour juger le niveau de développement d’un pays, il n’y a pas que le PIB, le revenu par habitant, ou le taux de croissance. Il y a aussi la manière dont ce pays gère ses déchets et la relation que sa population entretient avec ses détritus. Aujourd’hui, la production d’ordures ménagères est partout considérable : elle se compte en millions de tonnes par an. Leur collecte est devenue presque générale et son taux fait partie des indices de bien-être d’une population: plus le taux de couverture des ménages est important mieux le pays se porte. Généralisation des poubelles, tri sélectif, collecte au porte-à-porte, décharges contrôlées, installation d’incinérateurs en minimisant les risques sanitaires, autant de projets à entreprendre, autant d’efforts qui restent à faire en matière d’environnement. Ne pas laisser ses poubelles derrière soi est un premier geste à faire par chacun pour préserver la richesse naturelle des sites. Mais le plus difficile reste à réaliser : une conscience environnementale accrue chez les citoyens leur imposant l’obligation de balayer devant leurs portes, le devoir légal de prendre en charge leurs propres déchets. Pour cela deux propositions : l’outil de la répression, en sanctionnant les conduites anarchiques, et une redevance spécifique à laquelle seraient soumis tous les propriétaires.
Les finances locales sont en crise : cela est désormais incontestable. Mais, dans la dernière période, leur situation s’est encore sérieusement aggravée sous l’effet de la crise économique et de la mauvaise politique. Pourquoi ne pas faire payer à chaque ménage une redevance spéciale d’enlèvement des ordures ménagères, proportionnellement au volume d’ordures produit et en fonction du nombre de sacs fournis périodiquement par la commune, et donc de l’inciter réellement à réduire ce volume ? Cette redevance, dont on définira avec soin les modalités pratiques, est payée en contrepartie d’une prestation fournie par la commune financée auparavant par la fiscalité. Cela a pour effet de soustraire le coût de celle-ci de la masse globale des dépenses à couvrir par l’impôt. On reproche rarement à l’Etat le montant de la facture d’eau ou de l’électricité qu’on a à payer. Cette redevance ne fait donc que financer un service non moins indispensable, celui de l’enlèvement des ordures. Calculée en fonction de l’importance de la prestation fournie à chaque ménage, elle incitera les usagers à adopter un comportement plus responsable, en cherchant à restreindre leur propre production de déchets.
Aujourd’hui, avec la chute des recettes de l’Etat, l’hostilité de la population, plus que jamais rebelle vis-à-vis de tout impôt supplémentaire, le manque de courage des gouvernements et le manque de civisme de la population, sont perceptibles. Quand les ordures ont quitté la sphère privée, ils deviennent un objet public, car ne relevant plus d’aucune attribution particulière. La vie du déchet ne relève plus des priorités des pouvoirs publics. Les gouvernants continueront ainsi à se démener comme un beau diable avec le développement de la crasse, les comportements antihygiéniques et inesthétiques, les débordements des récipients, les déversements anarchiques, etc. En attendant, et pour rester cohérent, au lieu du bouquet de jasmins offert traditionnellement aux touristes, les agents de l’Office du Tourisme pourront toujours leur proposer un sac poubelle.