Une tradition, apparemment impérissable, veut que lors de la cérémonie de passation, le nouveau ministre, toujours plein d’énergie et déterminé, commence par louer le travail de son prédécesseur et esquisse ensuite, à gros traits, son ambition et les actions qu’il compte entreprendre. Bien que désuet, personne n’a tenté de bousculer ce rite initiatique qui ne correspond plus au temps qui ne s’écoule plus à la même vitesse.
A peine arrivée donc, et sans déroger à la tradition, la toute nouvelle ministre du Tourisme a fait une déclaration tonitruante sur la manière de rendre à ce pays sa vocation touristique perdue. Pour cela, elle entend mettre sa pensée et ses convictions à l’épreuve des faits, décréter un train de mesures urbi et orbi, sans s’être assurée au préalable des nécessaires conditions de mise en œuvre, et surtout sans égard pour le travail de son prédécesseur qu’elle fait passer, si peu courtoisement, pour un nul. Mais, manifestement, la ministre n’est ni une spécialiste du fonctionnement des organisations publiques ni de la gestion du changement. Pour elle, on change la société par décret. Pire, par des fanfaronnades. Il suffit qu’elle décide et l’intendance suivra. Son approche montre deux choses. Elle est d’une part dans la pensée magique. Elle pense que dire c’est faire. D’autre part, elle place ses principes technocratiques par-dessus toute chose et par voie de conséquence, elle ne se préoccupe pas d’intégrer le réel dans sa pensée mais pense que c’est au réel de s’adapter à sa pensée. Sauf que dans le cas de la réanimation d’un secteur aussi moribond que le tourisme, le réel est complexe et les acteurs concernés très nombreux.
Les propos de la ministre me rappellent les bonnes résolutions que nous prenons à chaque anniversaire ou à la veille du Jour de l’An. Les douze coups ont à peine retenti que déjà la question est posée. Quelle bonne résolution prendre ? On choisit alors au moins une, puisée à partir d’une longue liste : entamer un régime minceur, arrêter de fumer, quitter sa télé, faire du sport, ne plus manger de chocolat, lire plus souvent, ou simplement décider de profiter plus de la vie sans toutefois surestimer nos capacités d’organisation et de résistance en gardant à l’esprit cette loi empirique qui dit qu’«il faut toujours plus de temps que prévu». La ministre devrait donc faire attention à ses objectifs affirmés de façon péremptoire car, tenues ou pas, les résolutions qui sont fermement décidées le 31 décembre sont redoutées dès le 1er janvier.
La nouvelle ministre a ainsi déclaré, dans l’euphorie de la prise de ses fonctions, que beaucoup de travail l’attend ainsi que tous les intervenants du secteur, qu’une équipe mixte avec le ministère de la Culture a été mise sur pied pour mettre en valeur la qualité de notre patrimoine culturel tout en insistant sur l’obligation de procéder à une action de propreté afin de donner une bonne impression aux visiteurs étrangers. Rien que ça !
Ces propos, bien entendu, ne signifient plus grand-chose pour les représentants d’un secteur aussi exigeant, aussi volatile, particulièrement sensible à l’état dans lequel se trouve le pays, à la conjoncture et aux aléas de l’économie mondiale que l’industrie du tourisme. Et il faut bien plus que des incantations pour « transformer la stratégie en action », comme elle dit. On aimerait bien savoir, d’ailleurs et avec plus de détails, comment compte-t-elle procéder pour inciter les étrangers à affluer sur nos côtes? Avec les trottoirs défoncés ? Les façades décrépites ? La dégradation du patrimoine historique et naturel, bien fragiles, susceptible d’engendrer le déclin rapide et irrémédiable d’une destination dont l’attractivité touristique reposait essentiellement sur ce patrimoine ? Le laxisme et l’incivisme des habitants ? L’insalubrité devenue chronique dans l’indifférence des communes ? La jeunesse désœuvrée qui gravite autour des complexes hôteliers, harcèle et parfois agresse les visiteurs ? Comment compte-t-elle procéder pour mettre fin à la contrebande des produits chinois qui a tué l’artisanat ? Pour lutter contre les arnaques de toutes sortes ? Enfin, bien plus que les monuments ou la propreté, c’est aujourd’hui l’insécurité qui décourage l’étranger en visite. La Tunisie, bénéficiant jusque-là d’une bonne image dans les pays émetteurs, est désormais exposée à la menace terroriste. Or, le sentiment de sécurité éprouvé par les touristes est un préalable incontournable à toute reprise dans ce secteur.
Rappelons aussi que l’univers touristique ne participe plus du temps et de l’espace traditionnels. Les croisiéristes, qui servent opportunément à gonfler les statistiques, méritent à peine le titre de touristes : fort préoccupés du dîner et du déjeuner du bord, parcourant à la vitesse du bus les souks sans rien acheter, indifférents aux mœurs, aux goûts, aux traits caractéristiques de la Nation qu’ils visitent, ne voient rien du pays qu’ils traversent que quelques monuments noyés dans le décor construit à leur intention et repartent avec le même profit qu’ils auraient eu à tourner dans une chambre vide. Dans ce cas à quoi bon ré-enchanter la ville du moment qu’il n’y a plus de touristes flâneurs, se livrant en solitaires ou en couple à la contemplation des artères de la ville pour en apercevoir quelque bout de réalité ? Il ne nous reste qu’un tourisme de masse, en circuit fermé, jalonné d’arrêts obligatoires dans des endroits consacrés par les guides, de repas aux menus fixés et tarifés d’avance. Réjouissons-nous alors que le car ne passe point par beaucoup d’autres voies !
Osons, toutefois, formuler un souhait dont la réalisation demeure tout à fait à la portée de cette nouvelle ministre. Car le mieux qu’un ministre du Tourisme puisse faire en si peu de temps, qu’aucun ministre n’a osé entreprendre et que l’on ne manquera de mettre à son actif, serait de commencer par quitter ce hideux bâtiment, de style incertain où loge son ministère, pour aller s’installer avec son cabinet dans une demeure de la Médina. Elle aura ainsi accompli un véritable acte de sauvegarde, de préservation et de promotion des valeurs esthétiques et culturelles de la vieille ville.