Le 19 février 2014 s’est tenue à Carthage la journée d’étude sur le système hydraulique tunisien. Le Président de la République, M. Marzouki, chef de l’Etat, a honoré de sa présence la cérémonie d’ouverture et prononcé à cette occasion un discours édifiant pour rassembler et galvaniser toutes les énergies, préparer notre avenir et susciter une conscience collective nécessaire à la maîtrise de l’eau. Encore une fois, tout le pays, dans l’immense et bouillonnante ferveur des grands moments de son histoire, a vibré à l’unisson au rythme de cette réunion historique sur la meilleure façon de maîtriser cette ressource rare et vitale. Son excellence a ainsi prouvé, à travers ses propos, que l’impulsion motrice, les décisions d’application et le contrôle des ressources de notre pays, loin d’être monopolisés par l’administration où être uniquement le fruit de l’imagination des technocrates, doivent s’inspirer des suggestions et des propositions de nos dirigeants. Car la préparation des changements et des innovations nécessaires s’expriment d’abord à travers la volonté souveraine incarnée au sommet de l’Etat. Tel ce prince des montagnes du Nord-Cameroun dont les responsabilités ne s’arrêtent pas au simple exercice du pouvoir, mais se charge par des sacrifices, d’amener les pluies et, inversement, des rites pouvant les arrêter. C’est là seulement, en s’affirmant comme «maître de la sécheresse» qu’il agit véritablement en prince. A voix haute, il adresse des prières, à l’esprit, lui demandant de faire régner l’ordre à l’intérieur de ses terres, et de lui envoyer la prospérité : bonnes récoltes, gains monétaires, bonnes pluies.
Les brillants conseillers à la présidence qui ont formalisé et traduit en mots la philosophie et la stratégie de leur patron sur la question de l’eau, ont produit une présentation importante des perspectives de l’Etat dans ce domaine. Le caractère solennel de cet évènement a été perceptible dans la restitution dynamique du texte par un orateur qui se voulait convaincant et convaincu. L’argumentaire était suffisamment robuste, le discours bien agencé, équilibré, composé de paragraphes aux articulations cohérentes. Il confirme qu’il est le produit d’un esprit capable de produire une synthèse logique et un assemblage homogène à partir des parties éparses. Autant de raisons qui devaient élever encore davantage la portée de la parole présidentielle.
Des esprits chagrins n’ont pas manqué cependant de dénoncer ces thèmes saugrenus, de surcroît complètement déconnectés de la réalité qu’ils jugeaient largement indignes du statut d’un chef d’Etat. Et de rappeler que dans les propos du président Marzouki , certaines données importantes n’y sont pas, et d’autres, franchement triviales, sont mises en exergue, et que la question de l’eau, bien que sérieuse, n’est point adaptée aux enjeux du moment. Car la Tunisie est aujourd’hui un pays en guerre larvée contre le terrorisme, ses militaires et ses policiers se font canarder en permanence, des réseaux de contrebande font perdre à l’Etat des centaines de milliards, sans parler du chômage des jeunes, de la pauvreté et de certains secteurs de l’économie qui sont en pleine déroute. Plus grave, M. Marzouki n’a jamais pris au sérieux l’existence des groupes terroristes et leurs agissements, la multiplication des camps d’entraînement djihadistes, les départs volontaires de jeunes tunisiens vers la Syrie. Ses opposants diront aussi qu’il n’a fait que passer d’une gaffe à l’autre. Qu’il a osé accueillir au palais de Carthage les milices LPR ainsi que les représentants des groupes salafistes, et qu’il a toujours réfuté catégoriquement les informations concernant la circulation clandestine des armes et les projets d’assassinat de personnalités politiques.
Or, ajoutent ces éternels mécontents, dans un pays en plein désarroi, confronté à des tensions et à des menaces réelles, M. Marzouki ne trouve pas mieux à faire que de traiter, sur le mode alarmiste, de la question de l’eau, ses défis, sa dilapidation, et cette plaie qui reste toujours non maîtrisée des chasses d’eau qui fuient. Il se fait fort de rappeler indirectement ces gestes simples qui permettent d’éviter le gaspillage, en supprimant les fuites et en utilisant l’eau potable à bon escient : comme utiliser des chasses d’eau économes à double débit permettant de réduire la consommation d’eau potable, fermer le robinet, utiliser un verre au lieu de laisser couler l’eau quand on se brosse les dents, couper l’eau le temps de se savonner sous la douche, prendre une douche plutôt qu’un bain. En somme, traquer les fuites qui augmentent significativement nos factures et qui selon une observation superficielle et des calculs fantaisistes conduiront la Tunisie vers un stade de désertification irréversible qui ira du sud jusqu’à la commune de Carthage!
Rappelons tout de même à ses détracteurs, toujours irréductibles et insatisfaits qui l’accusent de provocation, qu’il n’y a pas de sujet tabou en politique, ni de débats inintéressants. Qu’une pensée qui paraît futile peut s’avérer lucide et vitale en prévisions. Que le chef de l’Etat n’est pas le premier à aborder cette question. La Commission de Bruxelles avait, par le passé, annoncé de nouvelles règles pour standardiser les toilettes, en recommandant six litres d’eau pour une évacuation normale, trois litres pour une chasse «économique». Un sujet que les pays membres prenaient alors très au sérieux et qui représente une économie de 6600 litres d’eau par an et par foyer. Le droit à la liberté d’expression, n’inclut-il pas aussi la liberté d’avoir une opinion, recevoir et transmettre des informations et des idées à propos de tout ?
Même sous un régime moderne et authentiquement républicain, les chefs d’Etat ont toujours su garder quelques relents de cette étiquette du souverain des grandes monarchies des époques révolues : l’individualité de celui-ci était constituée par le fait de porter les signes de l’obéissance et du respect de ceux dont il se différenciait. Ainsi le corps du roi, ses gestes, ses paroles et ses actions devaient porter les marques de distinction qui le représentaient comme la personne la plus puissante, la seule qui ait titre d’exercer un pouvoir sur ses sujets. Tout signe commun, toute gaffe, tout propos déplacé ou de mauvais goût auraient ruiné l’absolue individualité du prince. Un langage et une posture grossière affectent dès lors la plus solennelle des fonctions et piétinent la dignité de son détenteur.
Bien que l’ayant dépourvu des prérogatives essentielles du pouvoir, la République a donné quand même à M. Marzouki le pouvoir extraordinaire d’être la voix de la nation dans les moments cruciaux. D’être le porteur d’une parole performative par qui les mots nomment, convoquent, déclarent, racontent ou taisent. Il n’est pas censé inventer des histoires, répandre des rumeurs et nous entraîner dans une réalité à la fois invraisemblable et insolite. Il doit se placer constamment au-dessus des questions triviales, ou alors s’attendre, lors d’une prochaine conférence de presse, à cette interrogation lancinante et fondamentale qui n’a pas cessé de passionner les rédactions et nourrir les articles : Monsieur le Président, ma chasse d’eau ne se remplit plus mais l’eau coule toujours… ?