Il est de tradition qu’un ministre fraîchement investi cherche à imposer ses idées et à se démarquer de la politique de son prédécesseur. Une façon d’occuper l’espace médiatique, faire parler de lui, montrer son visage avec lequel le public ne s’est pas encore familiarisé et imprimer éventuellement sa marque sur des dossiers pourtant laborieusement traités. Heureusement pour le nouveau ministre de l’Economie et des Finances qu’il y a eu un prédécesseur qui a tellement mal fait et si spectaculairement échoué! Le problème est que, sur certaines questions, il n’y a rien de plus ou de mieux à faire. Alors il puise dans le jargon militaire pour frapper les esprits en qualifiant la mise en œuvre de la nouvelle politique économique du gouvernement d’opération commando, une mission qu’il se chargera de mener avec les forces spéciales du gouvernement, afin de délivrer le pays du carcan de la dette qui menace de nous noyer dans le scénario de l’horreur. D’après notre grand trésorier, la Banque Mondiale et le FMI ne réfléchissent pas assez à l’avenir des pays qui ont beaucoup emprunté. Tantôt ils approuvent des décaissements en leur faveur, tantôt rechignent à les soutenir. Aussi les invitent-ils à « réfléchir à une autre forme d’appui à la Tunisie ». Comme on est au stade de la réflexion, rien n’empêche, quitte à faire preuve d’outrecuidance, que l’on se mette à notre tour à réfléchir.
Qu’ils participent d’une incantation, d’un leurre ; qu’ils soient consacrés ou démasqués, les mots et les expressions toutes faites sont des repères essentiels pour une approche du discours des politiques. Commençons par la sémantique et l’extension proprement spectaculaire de certains mots qui ne relèvent pas exclusivement du vocabulaire politique et qui entraînent une dérive du discours parfaitement incontrôlable. Pour un individu, un appui est littéralement un support, ou un soutien, qui servirait à aider une chose ou une personne pour l’empêcher de chanceler, de tomber. Une cale, un bâton, une canne ou une paire de béquilles font largement l’affaire. Le mot appui sert aussi de métaphore, ce qui est le cas ici, pour qualifier une série de moyens destinés à soutenir moralement ou matériellement un individu, un groupe d’individus et même une nation. Dans la bouche des politiques, ce mot est surtout un euphémisme dénué de toute idéologie. L’appui revêt alors la forme d’une assistance technique ou d’une aide financière destinées à permettre à un pays de s’en sortir en lui prêtant main-forte. Tout refus d’assistance et d’appui équivaudrait alors à un lâchage et un abandon pur et simple.
On peut donc conclure d’une manière simplissime que la Tunisie, dont l’économie est brinquebalante, est constamment à la recherche de fonds lui permettant de boucler son budget et de soutenir des investissements générateurs de croissance. Alors elle s’endette. Mais plus elle est endettée, plus sa croissance tendra à être faible ou vice versa. Un constat qui de prime abord ne mérite pas d’être examiné avec beaucoup plus d’attention. Mais en restant sur le thème de l’appui, le ministre n’aborde en fait la question que du seul point de vue du récipiendaire. Car pour rendre une aide plus efficace et l’axer davantage sur les résultats, les prêts sont accordés sous certaines conditions : par la mise en place de mesures supplémentaires de rigueur, par l’exigence que l’aide soit orientée vers les investissements publics productifs, visant la création d’emplois et les projets d’infrastructures à long terme. Au moment où la faillite s’annonce imminente, ces pays n’ont plus d’autre choix que d’accepter de mauvaise grâce ce diktat et consentent de se serrer la ceinture d’un cran supplémentaire, afin de rassurer leurs créanciers. L’endettement se révèle alors être un très sérieux problème, car Banque mondiale, FMI et autres prêteurs publics ou privés, commencent dans un premier temps par prêter de l’argent, dans un deuxième temps ils rééchelonnent ces prêts ou les allègent et dans un troisième temps prêtent à nouveau et créent un nouvel endettement. Entre-temps la dette de ces pays s’est aggravée. Comment sortir alors de ce cercle vicieux même en réfléchissant bien ?
Tout en s’engageant dans un processus de démocratisation et de stabilité macroéconomique, de bonne gouvernance, de paix et de sécurité, les pays débiteurs doivent néanmoins faire face à des défis de taille qui affectent aussi bien la croissance que leurs capacités de remboursement. On admet alors que la survivance de problèmes internes, politiques ou institutionnels empêchent ces pays de progresser et affectent leur solvabilité. C’est l’histoire du joueur de poker qui rejoue parce qu’il a toujours l’espoir de se refaire malgré la série de défaites, au risque d’un endettement intolérable et ruineux. Il en va de même de la politique d’emprunt. Lorsque la dette d’un pays devient excessive, il se passe deux choses. Premièrement, le pays perd toute motivation à mettre en place des réformes parce que tous les bénéfices qu’elles pourraient apporter serviront avant tout à payer le service de la dette. Deuxièmement, l’application des conditions rigoureuses imposées par les institutions financières à un Etat débordé par l’ampleur des demandes sociales et plus que jamais sollicité pour être dans son rôle de correcteur des inégalités sociales ajouterait une crise à la crise et rendrait encore plus hypothétique la croissance souhaitée. Alors on détourne les aides et les emprunts afin qu’ils servent à pallier au plus urgent. Si les bailleurs de fonds voudraient être cohérents au vu des résultats peu réjouissants enregistrés jusque-là dans les pays endettés, dont les politiques et les institutions sont devenues fragiles et de plus en plus vulnérables aux chocs externes, ils cesseraient de leur prêter de l’argent, ou annuleraient leurs dettes, afin de ne pas détériorer davantage leurs économies déjà fortement affaiblies.
La gravité de la crise impose à ce gouvernement un devoir de sincérité et de vérité en commençant par informer l’opinion publique sur la réalité de l’endettement et sur nos capacités réelles de remboursement. Aujourd’hui, les personnes que nous croisons dans la rue trimbalent silencieusement leurs dettes, mais également celles des autres, des générations futures et de la nation. En contrepartie, les créanciers internationaux ne cessent de réclamer des mesures draconiennes : réduction d’effectifs dans la Fonction publique, baisse des salaires, diminution des dépenses, remise en question des caisses de compensation, etc. Seulement voilà, la combinaison dramatique de la hausse du chômage, de la chute du pouvoir d’achat, du recul de l’investissement, de la perte de marchés à l’exportation, de l’insécurité, de la recrudescence des revendications et surtout l’accoutumance au crédit devenue pour ces gouvernements une seconde nature, ne pousse pas à la réflexion. Alors on regarde ailleurs, on se distrait comme on peut, on pense à autre chose, ou on invite l’autre à réfléchir à notre place, car chaque jour qui passe est un jour de gagné.