Pour tout un courant de pensée, développement économique et démocratie sont des valeurs universelles qui s’imposent irrésistiblement au monde entier. La démocratie se serait imposée comme l’idée régulatrice du monde contemporain. En même temps, le développement économique, dans sa version libérale, serait le destin inéluctable de l’humanité. Ce problème est toujours d’actualité, seuls le contexte et les protagonistes ont changé.
La démocratisation est apparue comme un leitmotiv pour les pays vivants sous un régime autoritaire, voire totalitaire : ce fut le cas dans les années 1990 en Europe postsoviétique. C’est le cas également pour les « Printemps arabes » avec en sus la question lancinante du développement économique.
Aujourd’hui, plusieurs courants de recherche, en quête des clés de la croissance dans les pays dits en développement, repartent avec un nouvel état d’esprit. S’ils ne sont pas d’accord entre eux sur les moyens, ils gardent néanmoins en commun le refus des théories toutes faites, qu’il s’agisse d’inscrire les politiques de développement dans leur contexte ou de comprendre les logiques d’action des individus en situation de pauvreté.
Pour bien des pays, l’association développement et démocratie rappelle la quadrature du cercle, cette fascinante énigme classique qui a débordé le champ mathématique pour venir à signifier toute tentative de résoudre un problème insoluble. Cette idée d’impossibilité, loin de mettre un terme à la profusion des solutions au problème du développement et de la démocratie, est devenue une pure récréation intellectuelle aussi bien des historiens que des économistes et des politologues. Des tentatives, plus vaines les unes que les autres, ont ainsi traversé des années de débat sur cette question. Le temps est venu pour les économistes et les sociologues du développement de prendre avec courage la décision salutaire de rayer de leur lexique ce vocable, désormais désuet, de développement.
On constate en effet, qu’une grande partie des pays qualifiés aujourd’hui, par euphémisme, de pays en développement, ont en fait raté leur phase d’insertion dans l’économie mondiale et sont aujourd’hui en situation de survie et au mieux sous perfusion financière. Essayons de dissiper ces malentendus en rappelons quelques vérités.
Le développement est une notion polysémique : il peut concerner la création des richesses, l’accumulation du capital, la hausse du PIB, l’emploi, de même qu’il peut vouloir dire progrès et modernisation voire occidentalisation. Autant d’objectifs longtemps estimés à portée de main, parfaitement réalisables, faciles même, moyennant des investissements, une organisation efficace et du temps. Bien que dans ce domaine le décalage entre pays riches et pays pauvres s’est avéré de ceux que le temps ne puisse combler, que ce décalage peut même s’aggraver.
Le développement est aussi un fantasme qui a été longtemps envisagé comme une finalité réalisable avec peu d’efforts, du temps et de l’argent. Or, le modèle d’accumulation capitaliste, prôné par les adeptes de la croissance éternelle, est de plus en plus incertain et devrait conduire à une impasse planétaire car l’humanité consomme aujourd’hui 30% de plus que la Terre ne supporte par la convergence du manque de durabilité de la planète, de la crise sociale mondiale et celle du réchauffement climatique. D’ailleurs, il est de plus en plus souvent question de développement durable, de solidarité sociétale, de transition énergétique, que de développement économique. Autant de facteurs qui poussent à la recherche impérative d’un nouveau modèle de progrès économique et social. Il faut donc arrêter de courir après des chimères qui font naître des illusions sans fondements.
Le développement est aussi une idéologie. En tant que telle, elle est mystificatrice et a longtemps servi de moyen de contrainte aux mains des autocrates pour inspirer l’action politique, ou pour maintenir et justifier les structures existantes. Longtemps proclamée priorité nationale, l’idéologie du développement a nourri pendant des décennies un nationalisme de modernisation, basé sur l’idée de rattrapage, jouant le rôle historique de substitut à la démocratie.
Pour certains, le développement était devenu aussi un mythe, qui aurait trouvé son objet dans le modèle qu’affichent ces monstres de croissance que sont devenus les quatre pays désignés par l’expression «Dragons de l’Asie», qui sont passés de la condition de nations du tiers-monde au statut de pays à forte croissance industrielle. Il suffirait alors de suivre aveuglément les traces de ces Etats émergents, partis de rien, pour arriver à développer une économie industrielle prospère, moderne et accéder au niveau des économies asiatiques. Cependant, si les politiques industrielles asiatiques ont rapidement donné des résultats, elles ont aussi été appliquées par le biais de plans autoritaires et répressifs qui ont souvent mené à des violations manifestes des droits de l’Homme. On entend souvent parler, à leur endroit, de technocrates bénévoles, d’ouvriers pleinement dévoués à leur tâche, de subventions généreusement allouées, de stratégies d’exportation intelligemment conçues et de protectionnisme, afin de favoriser l’industrie locale. En revanche, on élude soigneusement le caractère autoritaire, les règles quasi-martiales, la répression dans le travail, les prêts accordés de façon opaque aux nantis, ou encore les manifestations violentes contre les changements constitutionnels non démocratiques. Nos stratèges rêvent tous de Singapour, mais la réussite vertigineuse ce pays n’a pas grand-chose d’un paradis pour les droits humains. La liberté d’expression y est gravement réduite, la liberté d’association strictement contrôlée, la peine de mort appliquée, les châtiments corporels et la bastonnade pour les moins de 50 ans largement employés. Tous ces points font pourtant partie intégrante de ce «miracle de développement ».
Que dirait-on aujourd’hui d’un Etat qui imposerait la loi martiale et maintiendrait les salaires bas au nom d’une compétitivité internationale ? Qui marcherait sur les droits des travailleurs, poursuivrait les responsables syndicaux et qui, simultanément, fermerait les yeux sur les activités des industriels corrompus tant que les quotas d’exportation sont satisfaits ? Ces séduisantes méthodes traduisent pourtant la vraie nature de cette transition de l’étape de pauvreté à celle de croissance «miracle». De plus, et malgré la répression et l’autoritarisme mis en place, ces pays n’avaient pas réussi leur mutation en une seule décennie, qui représente le délai que se fixent les «afro-optimistes » dans leur analyse, faisant fi des nécessaires changements structurels qui seuls rendraient la croissance économique réalisable. Ainsi, vouer une admiration sans nuance pour le modèle asiatique équivaudrait à reconnaître implicitement que la dictature a aussi ses vertus.
Aussi, et à moins d’être un irréductible tiers-mondiste, il est grand temps d’adopter une attitude plus raisonnée et éviter de faire un usage abusif de ce concept de développement. Car il n’est plus question désormais que de taux de croissance que réalisera tel ou tel pays et, pour certaines autres nations qui figurent au palmarès des pays les plus développés, il est même question de qualité de vie et de coefficient de bien-être.
Depuis plus de trois ans, l’objectif des pays des « Printemps arabes », en fait réduits à deux, car l’un a sombré dans le chaos et l’autre dans la barbarie, est de réaliser une transition vers une démocratie consolidée et opérationnelle dotée d’une économie de marché prospère. Quel type de compromis doit-on accepter pour parvenir à faire coïncider la surface de la consolidation d’une libéralisation économique avec l’aire de la viabilité politique, afin que l’une puisse agir sur l’autre sans pour autant saper, déformer, isoler ou perturber l’une ou l’autre ? Que faire si l’un des processus paraît être en panne ou irréalisable dans l’immédiat ? Peut-on parler d’un seuil de rupture au-delà duquel les changements politiques et économiques cesseraient d’avoir un sens, le jour où la négociation des conflits portant sur les mesures à prendre n’est plus capable de rapprocher les aspirations à la démocratie et les impératifs de l’économie ? Faut-il alors remplacer les méthodes politiques fondées sur la consultation et les petits pas par une restructuration beaucoup plus radicale, impliquant une autorité nettement plus forte et plus centralisée, pour ne pas dire un nouveau régime autoritaire ? Doit-on reporter à moyen terme les réformes économiques afin de permettre l’instauration d’une démocratie politique ? Mais la démocratie pour être viable a besoin d’un minimum d’aisance économique, tributaire à son tour du soutien international, car les difficultés économiques pourraient réduire à néant les gains réalisés dans le domaine politique. Comment alors associer la consolidation de l’économie et le maintien de la stabilité sociale avec le dogme de l’Etat minimum prôné par les organismes internationaux, afin de ne pas entraver la croissance économique, notamment par la réduction des déficits publics et l’arrêt du soutien des produits de première nécessité, ce qui risque de conduire à prendre trop et trop vite le tournant de la rigueur au risque de tuer la croissance et par conséquent de miner la transition démocratique ?
Autant de questions qui, si elles pouvaient trouver une solution, régleraient le plus grand défi mathématique en même temps que le sort, aujourd’hui bien incertain, des pays du « Printemps arabe ».