Elizabeth Leuvrey n’a pas pu assister hier à la projection de son film à la 14ème édition du « Festival Cinéma de la Paix » à Tunis. Mais, les dizaines de jeunes cinéphiles tunisiens présents, le 20 mars 2014, à la salle Le Mondial auraient probablement senti son regard derrière les petites fenêtres embuées du ferry l’Ile de Beauté. Ils auraient également senti les légers trébuchements et la respiration de sa caméra, parfois haletante, et parfois calme, qui bougeait dans les escaliers et les couloirs de ce grand traversier, à la poursuite de ces histoires d’hommes et de femmes, dans leur périple entre Marseille et Alger.
C’est dans l’espace de cette mer Méditerranée qui s’étale, infinie, entre les deux rives, que la cinéaste est allée en quête d’histoires insaisissables et de confessions intimes, elle qui déclare avoir choisi le cinéma pour donner à voir l’invisible, pour donner à entendre l’inaudible.
Polyphonique, son film, « La Traversée », est en effet un assemblage parfait et ingénieux d’histoires qu’elle n’aurait probablement pas pu recueillir sur la terre ferme, que ce soit en France ou en Algérie.
Ses personnages sont multiples, saisissant de vie et de véracité, des personnages dont le regard profond et les moindres traits ont gracieusement empli l’espace de la caméra. De jeunes Algériens expulsés invoquant Allah pour pouvoir un jour revenir en France avec un visa ; une vieille dame naturalisée française ; une jeune dame algérienne racontant son mariage avec un pied-noir ; des jeunes de la deuxième génération ; des filles de la troisième génération de l’immigration qui se racontent leurs bagarres avec leurs camarades français ; un jeune travailleur qui rentre avec une épouse choisi au bled ; des gamins endormis couverts d’un grand drapeau algérien au milieu des bagages en désordre ; des vieux et des moins vieux, des jeunes et des moins jeunes papotant autour d’un café ; des adolescents dansant sur le rythme de la chanson Rai de Cheb Khalass chantant le mal du pays…
Ces personnages-là seraient passés invisibles et inaudibles sur la terre ferme, chez eux, en France ou au Bled. Ils n’auraient très probablement pas osé parler, dans le train ordinaire de la vie. Serait-ce l’ambiance de l’Ile de Beauté qui a délié leurs langues et leurs âmes ? Serait-ce cette espèce d’intemporalité, une fois les côtes de la cité phocéenne ou de l’Alger blanc disparues, qui les a encouragés à faire un répit de la vie en racontant leurs vies ? « La Traversée » puiserait-elle son intensité dans l’approche de la cinéaste qui a préféré ne pas interpeller frontalement ses personnages, mais plutôt les engager dans des discussions bilatérales ou multiples, aussi franches que spontanées ?
Quoi qu’il en soit, les histoires racontées ont tout le mérite de jeter un nouveau regard sur l’immigration maghrébine et, en l’occurrence, algérienne. Un regard multiple, décomplexé, fort et détendu à la fois. En donnant priorité aux immigrés sur l’immigration, la cinéaste, Algérienne de naissance, s’est positionnée dans l’espace poétique et vivant de l’art. Elle n’a pas cherché à théoriser l’immigration, encore moins à l’expliquer.
Elle a donné la parole aux immigrés. Ceux-ci ont parlé. Il en est sorti de ces confessions assemblées sur plus de 20 traversées que la cinéaste et son équipe ont dû faire entre les deux rives, des moments forts, des rêves brisés, des instants de désespoir, des élans d’espoir, des hantises et des superstitions, des plans pour l’avenir, des plaisanteries et des moments de douleur intense.
L’œuvre d’Elizabeth Leuvrey, qui commence par l’ouverture de la rampe amovible donnant sur les cales réservées aux véhicules et qui se termine par les images des cabines désertes et les draps défaits, est ainsi un condensé de vie…. Le grand plan de l’hélice vrombissante de l’arrière du navire, remuant les vagues de la mer, en assure la cadence. Les paroles et des silences aussi bavards que les paroles, s’y entrelacent, pour produire une fresque unique sur la mobilité des êtres humains.