Alors que certains tentent de réécrire l’histoire – ou du moins la leur – pour justifier un retour en grâce dans le nouvel ordre – politique, économique et social -, un rapport salutaire de la Banque mondiale vient rappeler en quelques chiffres abrupts la sinistre réalité de l’ancien régime, celle d’un système de captation des richesses nationales par les clans familiaux du couple présidentiel et ses affiliés. La corruption et la prédation auxquelles s’est adonné l’entourage de l’ex-président Ben Ali et de sa femme Leila Trabelsi sont l’objet de ce rapport intitulé de manière explicite All in the Family, State Capture in Tunisia. Si le tableau qu’il dépeint sur ces 23 années de règne n’est pas pour surprendre les Tunisiens eux-mêmes, les données chiffrées qu’il avance permettent de mieux saisir et mesurer l’ampleur des pertes et dégâts pour une économie nationale qui ne s’en est toujours pas remise.
Selon le rapport de la Banque mondiale qui a examiné les comptes de 220 entreprises contrôlées alors par le pouvoir, le clan de l’ex-dictateur encaissait fin 2010 plus de 21 % des bénéfices réalisés par le secteur privé via un réseau d’entreprises placé sous son contrôle direct. Près d’un quart des bénéfices du secteur privé du pays était ainsi capté, grâce à la définition d’un cadre juridique excluant toute concurrence « libre et non faussée » : « L’ancien régime tunisien utilisait les réglementations existantes et en édictait de nouvelles pour en faire bénéficier les membres de la famille (Ben Ali) et ceux qui étaient proches du régime », indique le rapport. En ce sens, le slogan de l’ouverture économique du pays relevait surtout du mirage. L’intervention de l’État dans la politique industrielle était « un écran de fumée dissimulant des situations de rente » et des pratiques discriminatoires qui in fine ont fermé l’accès de vastes pans de l’économie pour mieux préserver les intérêts des proches du régime. À titre d’exemple, le « code d’incitations aux investissements » a été modifié à 25 reprises, lors des dix dernières années du régime, et ce, en vue de restreindre l’accès des investisseurs au marché tunisien et « protéger les intérêts du clan (présidentiel) de la concurrence ». Selon le rapport, quel que soit le secteur d’activité (bâtiment, téléphonie), la part de marché d’une société détenue par le clan Ben Ali était ainsi en moyenne 6,3 % plus importante que celle d’une société concurrente.
Derrière ces procédés de détournement d’ordre économique et financier, il y a également – surtout ! – une atteinte à la dignité de l’État et du peuple souverain. La Loi, expression de la volonté du peuple, a été mise au service de l’intérêt particulier de quelques-uns, alors que sa raison d’être est la quête de l’intérêt général. C’est aussi en cela que l’ancien régime portait atteinte à la dignité nationale : en instrumentalisant la Loi à ses propres fins, il violait « la volonté générale » (celle du peuple) telle qu’elle s’exprimait par la voix de ses représentants (dans les instances exécutives et législatives…).
Pour autant, l’identité de l’auteur du rapport laisse songeur. Faut-il le préciser, les institutions financières internationales (la Banque mondiale elle-même, comme le Fonds monétaire international) et autres chancelleries occidentales n’ont cessé d’adresser leur satisfecit à l’ancien régime. En ce sens, elles ont leur part de responsabilité sur la perpétuation de ce système aujourd’hui unanimement condamné. Sans revenir sur leur silence gêné au début du soulèvement populaire, il convient de rappeler le discours et l’image qui étaient attachés à la Tunisie qualifiée allègrement et superficiellement de « miracle économique »ou de « modèle de développement » susceptible d’incarner le « dragon de la Méditerranée ». La reconversion de l’économie nationale s’accélère sous l’égide du FMI, par une politique de privatisation et de libéralisation du commerce extérieur (adhésion au GATT, puis à l’OMC ; accord de libre-échange avec l’UE) et par l’investissement privé national et étranger. L’émergence d’une classe moyenne renforce la fiction d’un décollage économique.
Si le nouveau régime tunisien a confisqué 550 propriétés immobilières, 48 bateaux et yachts, 367 comptes bancaires et près de 400 entreprises appartenant aux clans incriminés, la justice transitionnelle se fait toujours attendre, plus de trois ans après la chute de Ben Ali. La mise en place des mécanismes et actions en matière de justice transitionnelle sont autant de conditions difficiles, mais nécessaires pour tourner la page sombre de cette histoire. Moncef Mazrouki a reconnu depuis Doha, où il participait aux travaux du sommet arabe, que « la Tunisie a échoué à mettre en place une justice transitionnelle ». Les autorités chargées de la transition auraient dû investir ce chantier avec plus de volonté et de force. A défaut, ce dossier continue de peser sur l’avenir du pays et sa capacité à trancher et dépasser les douleurs du passé… encore prégnantes. Dès lors, la loi sur la Justice transitionnelle qui a été adoptée le 14 décembre 2013 mérite toute notre attention. D’autant qu’elle pose question. Donne-t-elle les moyens à l’« instance de la vérité et de la dignité » de remplir sa mission (à savoir recenser et indemniser les victimes des abus des régimes de Ben Ali et Bourguiba) ? Ses membres sauront-ils se montrer à la hauteur de la fonction historique qui leur incombe ? C’est aussi à cette aune que sera jugée la révolution tunisienne…
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