Le constat s’impose de lui-même : contre toute attente, le gouvernement de compétences de Mehdi Jomaa n’a pas eu droit à un état de grâce auquel il pouvait prétendre. Il n’aura connu aucun moment de répit depuis sa formation. Succession de grèves sectorielles, le plus souvent désavouées par la centrale syndicale, déferlement de sit-in sans raisons valables, revendications catégorielles aux motivations assez troubles, menaces récurrentes d’un terrorisme dont on ignore le degré de métastase et la puissance de feu. Les professionnels de la contestation et les apprentis pyromanes ne s’en cachent plus, ils multiplient à l’envi et à dessein les foyers de tension et d’incendie sur de larges fronts. La manœuvre est grave et dangereuse : elle entrave, quand elle ne freine pas, l’action gouvernementale. Comme si l’on voulait entraîner le gouvernement dans une guerre de tranchées et d’usure, en le détournant de ses véritables priorités. Face à ces assauts aux effets déstabilisateurs, aucun gouvernement ne s’en sortirait indemne. Son capital crédit et sa cote de popularité ne résisteront pas aux espoirs déçus de la population qui ne lui a pas ménagé son enthousiasme. Mais que pourra-t-il s’il est contraint de consacrer l’essentiel de son temps, du reste très limité, à contourner obstacles et barrages que des mains peu innocentes dressent à n’en pas finir ? On pressentait intuitivement dès le départ que le parcours du nouveau gouvernement ne serait pas un long fleuve tranquille. Il est né de graves et complexes tiraillements politiques. L’idée même d’un gouvernement de compétences relève moins d’un consensus, fût-il mou, que d’un compromis politique des plus difficiles. Les formations politiques engagées dans le dialogue national sous la férule du quartet le concevaient différemment. Elles n’en partageaient ni les mêmes valeurs, ni la même vision. La feuille de route, à laquelle tout le monde a fini par souscrire, n’était pas du goût des principaux protagonistes politiques. Ce qui n’est pas d’un bon présage pour la sérénité de l’action gouvernementale. D’autant que celle-ci aura fort à faire pour gérer le passif des gouvernements précédents : difficile d’imaginer une situation économique, financière et sociale plus détériorée et à ce point compromise. Le pays était quasiment en défaut de paiement. Tous les clignotants sont au rouge vif. Les principaux fondamentaux étaient au plus bas et menaçaient d’un désastre économique et social : l’inflation au plus haut, les déficits abyssaux, l’endettement de moins en moins soutenable, la monnaie nationale à la dérive, en chute libre, l’emploi, hors secteur public, comme l’investissement, en berne, le pouvoir d’achat en net recul, la crédibilité internationale sanctionnée par les Agences de notation, l’image du pays souffrait de mille maux. Pour les professionnels de l’économie, la transition démocratique qu’ils appelaient de leurs vœux virait au cauchemar. L’horizon économique s’est considérablement rétréci, alors même que la visibilité très limitée des entreprises les condamnait à l’expectative et à l’attentisme. Le climat d’affaires s’est considérablement dégradé. Le site-Tunisie a beaucoup perdu de son attractivité. Des investisseurs étrangers- et non des moindres- ont fini par perdre patience et prendre le chemin du départ. Au grand préjudice de l’emploi national. Nos parts de marché à l’étranger, conquises de haute lutte et à grand frais, se dérobaient. Nous n’avons pas pu les préserver et en prendre soin, assaillis que nous étions par les turbulences post-révolution. Le tourisme, les IDE, les exportations de textile, de phosphate, de composants mécaniques, électriques et électroniques en ont énormément souffert et en ont été largement impactés. Comment retrouver au plus vite les chemins d’une croissance forte et durable, si on ne met pas de l’ordre dans la maison-Tunisie qui continue, hélas, de perdre prise sur ses principaux marchés à l’étranger ? Comment ne pas s’alarmer de cette situation ? Les dégâts et les coûts financiers sont immenses. Les effets de la crise économique et sociale se lisent, certes, dans nos statistiques, ils sont plus perceptibles et encore plus durement ressentis dans la vie quotidienne des Tunisiens, qui n’en peuvent plus. La situation était si dégradée, si désespérante qu’on pouvait espérer un sursaut national, une mobilisation collective et un appui sans faille au nouveau locataire de la place de la Kasbah. Au lieu de quoi, on vit monter des surenchères syndicales aux relents politiques évidents, des manifestations d’humeur aux seules fins de paralyser l’économie… L’ANC n’était pas en reste. Les partisans de la discorde rallument les feux de la « fitna », en agitant le spectre de la division et de l’exclusion. S’ils voulaient saborder l’action du gouvernement, s’ils cherchaient à précipiter son échec en provoquant l’arrêt de l’investissement et la chute de l’économie, ils n’agiraient pas autrement. A l’impossible nul n’est tenu. Le gouvernement ne peut, à lui tout seul, sortir le pays de l’ornière. Il ne peut agir, se projeter dans l’action et le mouvement, s’il est en permanence lesté par d’énormes boulets, s’il est contraint sans relâche à réagir pour ramener calme et sérénité et rétablir les canaux de la production. Il ne peut honorer son contrat et aller jusqu’au bout de sa feuille de route, en l’absence d’une trêve politique et sociale. Sans quoi, il ne pourra rétablir la confiance des investisseurs, relancer l’investissement et la croissance, réduire les déficits, stabiliser les prix et endiguer chômage et endettement. L’évidence s’impose, le gouvernement serait bien inspiré, s’il veut se libérer et s’affranchir de la dictature des surenchères politiques et sociales, au motif de remplir son propre engagement, de placer les acteurs du dialogue national devant leurs propres responsabilités. Ils ont l’obligation de le soutenir dans son action, autrement que par le discours. L’action gouvernementale doit être bien à l’écart de leur champ de tir pour régler leurs comptes et servir leur dessein politique. Ni guerre de mots, ni envolées revendicatrices contre- productives, ni calcul politique étriqué, ni surenchères électoralistes qui risqueraient de plonger le pays dans le désordre et le chaos. Les partis politiques dignes de ce nom et les responsables de la société civile doivent condamner et sanctionner tout écart politique et social de nature à jeter le trouble dans le pays, à mettre en danger la concorde nationale et la cohésion sociale. Le gouvernement Jomaa a choisi de son propre chef d’aller au charbon, sans que rien ni personne ne l’y oblige si ce n’est, dit-on, le désir de servir le pays. Il doit pouvoir l’assumer. Mais cela n’exclut en rien son droit d’exiger de l’ensemble des Tunisiens, et plus encore de ceux qui l’ont investi de sa légitimité et de son pouvoir, de l’aider, sinon de ne rien faire qui puisse entraver son effort de redressement national. Il se prépare à des révisions déchirantes et doit engager dans l’immédiat d’incontournables réformes des plus difficiles : fiscalité, Caisse générale de compensation, sécurité sociale, retraites, … Les sacrifices seront à la mesure de la passivité des gouvernements précédents qui ont manqué de courage, de lucidité, d’expérience et de vision dans la conduite de l’économie et des équilibres globaux. Il y aura forcément, malgré les plans d’accompagnement, de la sueur et des larmes et sans doute du sang. C’est le prix du redressement national et de la restauration de notre crédibilité internationale. On saura alors, dans le feu de l’action réformatrice, le degré d’engagement de tout un chacun. Cela ne sera pas sans conséquence sur l’issue des prochaines élections et sur l’avenir des formations politiques, obnubilées par le seul souci de conquête du pouvoir.