« Me voilà de retour aux affaires après une semaine d’absence. En fait après deux semaines d’absence si je compte ma déplorable tournée dans les pays du Golfe. J’ai eu en effet la mauvaise idée, partagée par tous mes collaborateurs, aussi nuls les uns que les autres, d’entreprendre cette expédition dans un moment de forte tension entre les monarchies arabes. Comme vous le savez, elle se termina en naufrage. Car un voyage officiel commence souvent plusieurs semaines avant sa date effective pendant lesquelles on s’informe, on analyse la situation géopolitique, on pèse le pour et le contre. Je me suis donc retrouvé dès le départ coincé entre, poursuivre une quête désespérée auprès de pays qui venaient de déclarer les Frères musulmans organisation terroriste ainsi que leur pendant tunisien, le parti Ennahdha encore au pouvoir, et sacrifier ma dignité en m’adressant au Qatar, dont le rôle avéré dans l’encouragement de la mouvance islamiste salafiste en Tunisie ne fait plus l’ombre d’un doute. Tout cela rendait toute démarche, pour obtenir des « frères arabes » un soutien financier, aussi incongrue qu’infructueuse. »
« La visite aux Etats-Unis, devait en revanche se dérouler sous de meilleurs auspices. Les Etats-Unis avaient toujours soutenu la Tunisie dans les moments difficiles sans oublier, détail important, que je dois ma fulgurante ascension à la tête du gouvernement aux Américains qui plus est, au dire de leur ambassadeur, s’étaient engagés à veiller sur ma personne et ma carrière. N’est-ce pas merveilleux ?»
« Le séjour a été dans l’ensemble aussi dense que fructueux. Cependant, j’avais l’impression d’être embarqué dans un circuit touristique, sans la moindre initiative, pas même celle de commettre une erreur, de se tromper de chemin, de me perdre dans les rues de New York ou de Washington. J’ai plusieurs fois regretté qu’au sortir d’une visite, d’un meeting ou d’une entrevue, d’avoir résisté à l’envie de rester un très long moment en admiration devant le spectacle de ce bout d’Amérique métissée et travailleuse, des gens qui passent, de la foule disparate de flâneurs. Encore pareille contemplation ne portera-t-elle tous ses fruits que si je m’y livre seul et non pas en compagnie d’une délégation de hauts responsables coincés, impérieusement préoccupés par le planning serré des rencontres et des réunions. De ce pays je n’ai donc pris que le peu qu’on m’a permis d’y trouver en fait d’images, de monuments, de personnes, ou plutôt de fonctionnaires qui ne dégagent aucune humanité. La faute est à ce maudit programme préétabli, pointilleux, dépouillé de ce caractère essentiel : l’aventure qui engendre la découverte. J’étais donc tenu entre le timing rigoureux et les contraintes du protocole qu’imposent de telles visites. »
« Côté accueil, je dois avouer que cette visite fut une grande déception : ni dîner offert par le président Obama, ni décoration, ni discours devant le congrès qui m’aurait permis de faire une déclaration d’amour à l’Amérique, ni applaudissements, comme cela se passe dans pareils cas. Pas de visite au Mount Vernon non plus, lieu historique où, jadis, George Washington s’est retiré pour cultiver son jardin. Une seconde contrariété découle de l’indifférence de la presse écrite et audiovisuelle à mon égard. La réussite d’un voyage dépend en grande partie de sa couverture médiatique. La presse américaine évoqua à peine ma visite à Washington qui n’a pas fait la une des journaux ni passée au journal télévisé de 18h. Juste une dépêche d’agence et une photo illustrant mon entrevue avec le président Obama ainsi qu’une interview qui, je dois l’avouer, est un parfait modèle de langue de bois. Une série d’événements, jugés plus marquants, publiés à la Une du Washington Post, avaient relégué au second plan mon entrevue historique avec le Président des Etats-Unis : les élections en Afghanistan, les inquiétudes du Japon à propos de la Crimée, la reprise des pourparlers de paix entre Israéliens et palestiniens, et, suprême affront, un article sur la consommation du lait cru aux Etats-Unis !»
« Quant au motif de ma visite, je veux parler de l’aide et de l’assistance du gouvernement américain à la Tunisie, je n’ai rien appris là que je ne soupçonnais déjà : les Américains sont devenus méconnaissables et réticents, pour ne pas dire autre chose, dès qu’il s’agit d’assistance financière aux pays démunis. Pourtant, je n’ai pas cessé de faire entendre le cri des affamés, de leur répéter que nous sommes un peuple désormais affranchis mais non moins acculés à leur faire signe de notre grand appétit d’argent frais pour achever cette maudite transition vers la démocratie qui ne manquera pas, j’en suis sûr, de produire des dividendes pour toute la région. Mais pour cela il faudrait boucler le budget 2014, faire face aux dépenses urgentes, apaiser les tensions. Partir si loin et attendre si longtemps, me tenant debout à la table des riches, témoin impassible et débiteur impénitent, pour se voir octroyé par le leader de la première puissance du monde un pécule dérisoire ! Ni don, ni aide, ni contribution, juste une garantie du gouvernement américain pour l’octroi d’un prêt de 485 millions de dollars à un pays qui ne s’en sortirait pas à moins de 2 à 3 milliards de dollars ! Il aurait pu avoir au moins l’élégance d’arrondir le montant à 500 millions ! »
« Pendant le vol de retour, alors que mes collaborateurs s’étaient quelque peu assoupis, las et déçu, je constatais non sans une certaine amertume, que tout puissant Premier ministre que j’étais, je n’ai fait jusqu’ici que m’engager dans une carrière de mendicité à l’échelle internationale : délaissant les vrais problèmes, abandonnant d’authentiques réformes, manquant de courage pour dire la vérité sur l’état réel des finances du pays, renonçant à mobiliser les moyens humains qui seuls sont capables de produire les richesses. Je remarquais que je n’ai pas cessé depuis mon investiture de m’adresser indifféremment à tous et à chacun, d’errer de continent en continent, de pays en pays, de lieu en lieu dans une traque sans fin pour assurer le bien-être de tout un peuple. Bien sûr, lorsque je dis mendicité, je ne me réfère pas à la sollicitude des personnes qui font la manche aux coins des rues, utilisent les moyens de ceux qui n’ont plus rien, ou plus grand chose, pour assurer leur quotidien. Je veux parler de l’autre mendicité, celle du pauvre méritant dans un monde instable et précaire. La quête incessante de celui qui sollicite l’attention des autres pays et qui doit pour cela s’adresser aux grands de ce monde en sacrifiant au passage son amour propre. Leur rappeler, en vain, qu’il ne s’agit pas de bienfaisance ni de charité, mais d’une contribution porteuse de développement, d’intérêt mutuel ; qu’elle est en somme un investissement ».