En regardant cette photo, l’attention se porte d’abord vers la petite fille. Elle a l’âge de l’insouciance, de l’innocence, de la fantaisie, de la légèreté et de la spontanéité. L’âge de la malice naturelle et de la scolarité paisible. C’est aussi l’âge où l’on ne soupçonne point le mal, où l’on croit volontairement toutes les bêtises que racontent les grandes personnes sur les choses de la vie. C’est enfin l’âge où l’on devient facilement manipulable et une proie facile à endoctriner. Souriante, portant prématurément tous les accessoires des enfants enrôlés dans les confréries, sans le moindre espoir de s’en sortir, elle se présente à la tribune à l’occasion d’une cérémonie, la tête couverte d’un foulard blanc, le front ceint du bandeau bleu d’Ennahdha, en attendant de le troquer à l’âge adulte pour le bandeau noir prisé par les Djihadistes. Les mains posées sur le bord de la table, nullement intimidée, distillant son bonheur devant ces personnages qui daignent enfin l’accueillir dans leur illustre compagnie, elle se montre indifférente aux cadeaux que l’instance tutélaire de l’autorité suprême du parti islamiste s’apprête à lui remettre. De la main droite, R. Ghannouchi serre les prix à décerner dont l’un est visiblement un tableau sur lequel serait inscrit, d’une écriture décorative, un verset coranique que la lauréate accrochera au mur de sa chambre à l’âge ou normalement on est fan de musique et de séries télévisées. De la main droite, le président d’Ennahdha s’apprête d’un geste rassurant à caresser la tête de l’enfant, lui accordant ainsi sa sainte bénédiction.
La photo est lourdement allusive, traversée en tous sens par la métaphore du pouvoir. Elle personnifie la confusion du temporel et du spirituel, du religieux et du politique, du gouvernement et de la foi. Ainsi la personnalité duale de R. Ghannouchi abriterait-t-elle deux corps séparés mais solidaires, qui s’incorporent, coopèrent harmonieusement sans jamais s’opposer, sans que l’un prenne le dessus sur l’autre, reflétant ainsi l’idéal de son mouvement. D’un côté, le pouvoir politique, l’Etat, cherchant à occuper tout le champ social, ne tolérant aucune dissonance et, de l’autre, la religion, s’efforçant d’orienter l’action politique vers ses propres objectifs et vers les intérêts de la catégorie sociale qu’elle est censée représenter. L’application intégrale des dogmes et pratiques de l’Islam dans les domaines politique et social, mènerait alors la communauté musulmane vers un État harmonieux, reflet de la première communauté de Médine. Le corps du guide est ainsi l’expression même de cet amalgame entre l’autorité politique et le pouvoir religieux. D’un côté, il concentre en lui les statuts du chef spirituel d’une organisation religieuse, du doctrinaire défendant la Chariaa et qui ne désespère jamais, malgré toutes les concessions, de la voir un jour régir la société. Il lui est même arrivé de diriger la prière en présence de nombreux ministres au temps du gouvernement de la Troïka. De l’autre, on y reconnaît le leader charismatique et incontesté du parti politique dominant. Car c’est lui qui détermine ses objectifs, choisi ses options stratégiques, gère ses fonds, supervise les nominations au sein du gouvernement, permet le maintien en fonction ou le changement de ses membres, reçoit les personnalités politiques internationales, intervient sur les ondes pour commenter la situation politique dans le pays. Rien ne se décide sans son accord, rien ne se fait sans son assentiment. Situation plus que confortable puisqu’il concentre tous les pouvoirs sans être responsable devant l’opinion publique et sans avoir des comptes à rendre devant les instances de son parti. Il n’est justiciable que de la foi et du jugement divin. Les gestes d’hommage dont il est l’objet de la part des membres de son parti ne laissent, du reste, aucun doute sur la sacralité dont il bénéficie. Cheikh, il tolère que certains disciples empressés lui baisent la main, et que d’autres, tel Hamadi Jebali, le front, de même qu’il accepte sans protester, que certains partisans encore plus enflammés, invoquent à chaque prononciation de son nom, la formule « Que Dieu l’Agrée » utilisée traditionnellement à l’endroit des quatre premiers califes « bien guidés » de l’Islam.
A la faveur de la vague islamiste au Maghreb dont les thuriféraires dénonçaient la parcellisation de l’Islam en Etat-nations concurrents et entendaient revenir à une communauté plus vaste qui seule permettra la mise en place de la Chariaa, politologues, sociologues et historiens n’eurent de cesse de rappeler la nature de l’Etat en Islam, en prenant à témoin l’institution du califat elle-même. Ils affirmèrent alors que, contrairement aux annonces des partis islamiques, relatifs à une société que Dieu dirigerait en faisant indirectement dicter sa volonté à travers ses représentants, le califat ne fut jamais en même temps le tenant de l’autorité religieuse et de l’autorité politique. Le calife n’avait pas d’attribut religieux ni de pouvoir sur l’adaptation des normes célestes, qui relevaient des ulémas chargés de leur interprétation. Il avait simplement la gouvernance d’une société islamique. Il était là pour appliquer, respecter et faire respecter la Loi. Il était le premier serviteur d’une Loi qui n’est pas édictée par lui. Aussi, une organisation politique étroitement solidaire d’une religion, où le chef de la communauté détiendrait ès qualités le pouvoir suprême et où la souveraineté religieuse annexerait le domaine politique sur le modèle du roi-prêtre du Césaro-papisme, était étrangère à l’Islam et il ne serait pas faux d’avancer que l’institution du califat avait bien un caractère séculier. Dans l’Islam, il n’y a donc pas d’institutions intermédiaires entre Dieu et l’homme, ni de souverain qui se prendrait pour le pape, ni de clergé, ni de chef de parti politique qui s’érigerait en intercesseur ; mais une relation sans médiation entre Dieu et l’homme.
Si l’exercice d’un pouvoir politique devait un jour se soumettre non à des normes universelles mais à la religion au nom de la sauvegarde de celle-ci, comme cela est prévu par les tenants de l’alternative islamiste, l’autorité politique et la sacralité sur laquelle elle s’appuie, passeront alors devant la pensée critique en provoquant l’arrêt de la réflexion et de la créativité scientifique. Ce fut autrefois la vraie raison de notre déchéance passée et c’est aujourd’hui le péril assuré d’une régression à venir.