On ne saura jamais lesquels du quartet, du dialogue national, du prétendu consensus national ou des difficultés économiques et financières ont eu raison du gouvernement Laarayedh. Dans l’euphorie du changement, la question a été éludée. Elle n’était pourtant pas sans intérêt, au vu des graves difficultés économiques, financières et sociales du moment. De là à se demander à qui profite ce départ.
On ne se faisait pas d’illusion sur l’état des finances publiques, sur l’étendue de la dégradation des comptes extérieurs et sur l’incapacité du pays à produire de la croissance, faute de moyens financiers, de motivations entrepreneuriales, de volonté politique, de vision et de cap. Le plus grave est que nous avons dilapidé notre capital confiance ici et ailleurs. Les deux gouvernements, issus des élections du 23 octobre 2011, ont vite fait de révéler leurs limites. Rien de plus qu’une chronique d’un désastre économique annoncé.
Ils naviguaient à vue, hors normes, mettant à mal les grands équilibres physiques et financiers. Autant d’obstacles et de mines disséminés sur la voie de la transition politique et économique.
Ces bombes à retardement et à répétition n’arrêtent pas d’exploser, mettant en péril les rares entreprises rescapées du naufrage économique, la cohésion sociale, la sécurité du pays et jusqu’à la pérennité de l’Etat républicain.
La réalité dépasse les pires appréhensions. Incompétence, laxisme, laisser-aller, volonté ou art de la dissimulation ? La question mérite d’être tranchée.
Deux mois après le départ du second gouvernement de la troïka, les difficultés sous-estimées, occultées ou dissimulées refont surface et révèlent l’étendue du désastre financier. Les ministres en charge de l’Economie et des Finances disent haut et fort leurs soucis et leurs inquiétudes après que le chef du gouvernement a sonné le tocsin et tiré la sonnette d’alarme. Le mal serait plus grave et plus répandu qu’on ne l’imaginait et qu’on ne le disait. Etat de faillite ou faillite de l’Etat ? Le fait est que ses caisses sont vides- sans qu’on ait de véritables explications sur le sujet- et qu’il serait en défaut de paiement de ses propres salariés. Sauf excercice de haute voltige loin de toute orthodoxie monétaire.
Le spectre de la banqueroute hante tous les esprits. A moins qu’on ait cherché à marquer les esprits et dissuader, sinon tempérer quelque peu les revendications, en forçant sur le trait et en exagérant le propos. Quoi qu’il en soit, ce scénario catastrophe n’est pas sans rapport avec la tournée du chef du gouvernement dans les pays du Golfe et aussitôt après, aux Etats-Unis.
L’économie va mal, plombée par les déficits abyssaux des entreprises publiques, sous perfusion et sans perspective de restructuration salutaire. Le secteur privé peine à retrouver ses nouveaux repères et son potentiel de croissance, touché qu’il est au plus profond de lui-même, faute d’avoir résolu le problème et tourné la page des chefs d’entreprise privés de passeport, à mobilité réduite, à horizon incertain et forcément à rayon d’action et d’investissement limité. L’effet sur le moral de l’ensemble des patrons est désastreux, même s’il ne s’agit que d’une minorité prise ainsi en otage. Il faut en finir au plus vite avec cette entreprise de démolition des richesses nationales, au seul motif de céder aux caprices et aux agendas politiques de certains membres de l’ANC qui se sont arrogés le droit de bloquer les issues de création de richesses et d’emplois. A force de semer le vent de la discorde et de la division, ils ont exposé le pays aux pires tempêtes économiques et financières.
L’ANC, elle-même n’est pas sans reproche. Dominée par les principales formations politiques de la troïka, elle a été le principal soutien des gouvernements issus de ses rangs. Elle doit assumer sa part de responsabilité dans le désastre financier qui ne semble guère l’émouvoir, au regard de son silence assourdissant.
Que n’a-t-elle sanctionné les politiques et les actions peu convaincantes des deux gouvernements de la troïka qui ont mis à mal l’économie, dégradé son image et entamé sa crédibilité internationale ? Que ressent-elle aujourd’hui, à l’idée d’avoir voté un budget qui n’en était pas un et une loi de finances des plus iniques ? Il n’y a aucune compatibilité entre le niveau des dépenses prévues et celui des recettes attendues. On y a exagérément gonflé les premières au point de ne pouvoir les financer sans se donner les moyens ni même- le comble !- identifier les sources pour les financer, alors même que le déficit budgétaire n’est plus soutenable. A charge pour le successeur d’avouer sa résignation ou son impuissance. A moins de brader tous les bijoux de famille et les actifs de l’Etat, d’en finir avec les subventions de l’énergie voire des produits de première nécessité, d’asphyxier le pays sous le poids de prêts extérieurs, rassurés de nouveau par la formation d’un gouvernement de compétences, et de pressurer les contribuables en les soumettant à une vaste entreprise d’extorsion fiscale, dès lors qu’on n’était plus en odeur de sainteté avec les bailleurs de fonds mondiaux. On ne ferait pas mieux, si l’on voulait provoquer l’arrêt et la paralysie de l’économie et mettre le pays à feu et à sang.
A l’impossible, nul n’est tenu. Le gouvernement Jomaa, aussi compétent soit-il, serait mal inspiré s’il venait à parrainer ou à valider un budget et une loi de finances conçus pour l’enserrer dans un corset dont il ne pourra sortir. On voit mal comment et pour quelle raison il pourra s’y conformer. Le budget et son corollaire la loi de finances 2014 sont un exemple d’aberrations économique, fiscale et financière. Un mélange détonant qui affiche clairement, mais en apparence seulement, une politique de relance financée par une incroyable… cure d’austérité. On ne voit nulle trace dans l’histoire, pourtant mouvementée, de politiques budgétaires et économiques, d’une alchimie de cette nature. Au bout de l’effet d’affichage de la politique de relance, pointe la triste réalité d’une récession sans pareille, d’un atterrissage brutal de l’économie nationale qui n’a pas encore pris tout son envol.
A l’évidence, le gouvernement de compétences aura rempli sa mission, s’il fait convenablement la politique de nos moyens, compatibles avec les capacités de mobilisation nationale. Il n’est redevable que d’efficacité. Ce qui n’est pas peu. Il doit certes, comme il en a l’intention, réduire progressivement, avec beaucoup de discernement et un réel effort de pédagogie, les dépenses de subventions. Cela est nécessaire et cela est possible, sans mettre en danger l’économie et la cohésion sociale. Il y a aussi des économies à faire, en limitant drastiquement le train de vie de l’Etat : réduire du tiers le salaire et le budget des trois principales institutions du pays- gouvernement, présidence de la République et ANC– est le moins que l’on puisse envisager dans le contexte actuel pour se faire entendre par toutes les forces vives de la nation et susciter leur adhésion, en particulier celles en situation précaire ou en grande difficulté. Il y a enfin des dépenses, fussent-elles d’équipement, à différer sans grand impact sur les régions, sur le développement de l’économie, dès lors que l’on parviendra à réactiver les investissements et les travaux en souffrance, en mal de démarrage ou d’achèvement, alors même que leurs dotations financières prévues par les budgets antérieurs sont assurées. L’impact sur le développement n’en sera que plus grand. D’autant plus grand si l’on arrive enfin à désenclaver la croissance, en libérant l’investissement privé moyennant un effort supplémentaire en matière de sécurité, de stabilité et d’allègement des procédures administratives.
Réduire la voilure et se donner plus d’air pour mieux se consacrer à l’essentiel : redresser l’offre des entreprises publiques- Groupe chimique en tête-, en améliorer l’efficacité et relancer les exportations, en donnant plus de moyens et d’envie aux entreprises pour se lancer à la conquête de marchés extérieurs. Sans cela, il sera de peu d’utilité de voir le gouvernement s’épuiser à solliciter des financements extérieurs, du reste fort problématiques à mesure que s’assombrit le ciel de Tunisie à l’approche des échéances électorales dont on pressent- ne serait-ce qu’intuitivement- qu’elles ne suscitent pas partout dans la classe politique un enthousiasme délirant. De là à penser que certaines formations s’emploient à brouiller les cartes, en multipliant dans les régions, sous des prétextes et des motifs fallacieux, les foyers de contestations et de troubles… ? La question et l’inquiétude ne sont pas superflues et inutiles.
Seul objectif : agir, restaurer l’autorité de l’Etat, fixer un cap, réformer en toute transparence, moyennant force explications et répartir équitablement les charges du redressement de l’économie et d’un modèle social, tous deux à bout de souffle. Les Tunisiens- pacte social ou non- y consentiront, s’ils sont convaincus du bien-fondé d’une telle politique qui fédère sans jamais discriminer. Le gouvernement doit avancer, aviser et ajuster. C’est dans le feu de l’action qu’il pourra compter sur ses principaux appuis et se préserver des ennemis de la démocratie