Un élève est poignardé par des inconnus dans la région de Bouchebka ; saisie de cigarettes d’une valeur de deux millions de dinars au port de La Goulette et de 140 kilos de cannabis à Ras Jédir ; une grève générale des boulangers annulée in extremis ; l’annonce de l’augmentation prochaine des tarifs des transports publics ; des pétitions de retrait de confiance sont déposées au bureau de l’Assemblée nationale constituante visant la ministre du Tourisme et le ministre chargé de la Sécurité ; des diplomates tunisiens sont retenus comme otages par des milices armées libyennes ; les indicateurs de la Banque centrale sont au rouge car le déficit de la balance commerciale a atteint un niveau critique et les réserves en devises ne représentent plus que 94 jours d’importations ; l’évasion et la fraude fiscale n’ont jamais été aussi importantes et, dans le même temps, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres se creuse davantage. Pour faire parler de lui Moncef Marzouki ne trouve rien de mieux à faire que de limoger le directeur de la justice militaire et rejeter la nomination de deux ambassadeurs décidée par le Premier ministre, M. Jomaa. Enfin, pour terminer cet inventaire tout provisoire, les bombardements de la forêt Chaambi, ou ce qu’il en reste, s’intensifient et deviennent une routine quotidienne à peine mentionnée dans les médias.
Pendant ce temps… Les gouvernements se succèdent mais sont toujours inaptes à répondre aux défis de la société ni aux attentes et aux espoirs de changements sociaux survenus depuis 2011 : l’expérience démocratique n’est pas très réussie ; les quelques atouts du pays sont mis en danger par le pouvoir irresponsable des politiques, noyé dans l’anarchie parlementaire de l’ANC ; la crise économique empire, le chômage augmente et les ménages doivent se serrer davantage la ceinture après trois ans de difficultés, sans que des mesures courageuses ne soient prises ; les salaires des fonctionnaires sont menacés ; le dialogue national reprend dans l’indifférence générale, etc.
Que font les détenteurs du pouvoir, les seuls capables de décider, de s’exprimer au nom de la communauté dans son ensemble et de prendre les mesures qui s’imposent ? Presque rien. Le Premier ministre accumule vainement les visites à l’étranger, organise des conférences, déclare, assure, rassure, recommande, avertit, exhorte, critique, condamne et menace, tout en enjoignant aux Tunisiens de faire montre de patriotisme, de respect des institutions et de discipline sans qu’on ait l’impression qu’il soit entendu ni obéi.
Sur quoi s’appuie aujourd’hui la force politique de M. Jomaa ? Sur un parti ? Il n’en a pas. Ou si, il en a un mais qui, loin de soutenir l’efficacité du Pouvoir et permettre la continuité gouvernementale, indispensables à la poursuite de la démocratie économique et sociale, ne cesse de lui mettre des bâtons dans les roues pour se déculpabiliser de sa responsabilité dans la désagrégation de l’Etat. Nous avons ainsi un Premier ministre en prise avec un parti dominant représenté dans une instance qui n’a plus de légitimité, contrecarré par un président de la République qui cherche à se rendre visible, sans parler de la pression des groupes multiples qui risquent de réduire à néant toutes ses initiatives. Comment une personne, censée s’identifier provisoirement à la volonté nationale, en s’élevant au-dessus d’une politique partisane et bénéficier dès lors de l’appui de toutes les forces politiques, pourrait-elle tenir la gageure de diriger et d’assurer le fonctionnement du pays, en contentant tout le monde, sans sacrifier les valeurs essentielles de liberté ? Résultat : on a du mal à percevoir aujourd’hui l’existence d’un appareil de commandement qui exerce ses fonctions en toute indépendance, en ajustant ses décisions au seul intérêt général ; de distinguer les hommes qui détiennent effectivement les leviers de commande, tout en se maintenant au-dessus de la mêlée, et sans être soumis à des pressions multiples et constamment renouvelées. Bref, un véritable leadership politique. Car une société, dans laquelle ordres et directives ne rencontreraient aucun consentement spontané, où la loi n’est plus respectée, où rien ne suscite plus l’obéissance, serait proche de la désagrégation.
Nous avons assisté avec la fin du régime de Ben Ali à une transformation dans la dévolution du Pouvoir. Voilà un pays qui, quoi qu’on en pense, avait à sa tête un leader qui exerçait effectivement le Pouvoir et dominait la vie politique. Le régime fut pour une large part celui de Bourguiba et de Ben Ali et personne d’autre. Rien ne devait porter ombrage à leur grandeur. La force la plus forte de leur pouvoir de domination, ils la détenaient moins de la répression violente, que d’un consentement des dominés à leur domination, de leur servitude volontaire. L’élite, qui n’est pas encore suffisamment entraînée à la pensée démocratique et institutionnelle, et l’homme de la rue, qui d’instinct ne s’est jamais départi de se laisser aller à la tentation d’identifier le Pouvoir à un homme providentiel, peinent à reconnaître dans ce gouvernement la personne capable de créer les conditions pour que les diverses sensibilités politiques puissent s’unir dans un but commun, de donner totalement des garanties de consensus.
Pendant un demi-siècle le Pouvoir était incarné en un individu, qui fondait son autorité et sa légitimité sur des qualités et des attributs personnels. Cette individualisation du Pouvoir n’est plus désormais compatible avec la liberté démocratique, surtout au regard de l’itinéraire du régime du parti unique sous Bourguiba et Ben Ali. Pour ces raisons, fut accueilli avec ferveur l’abandon du culte de la personnalité et l’avènement d’un Pouvoir qui s’identifie désormais à un ensemble d’institutions qui encadreraient les personnes titulaires de l’autorité et, par le jeu de leurs rapports, limiteraient les gouvernants. Car toute individualisation du pouvoir constitue un recul de la démocratie. Sauf qu’aujourd’hui le Pouvoir, entendons l’exercice de l’autorité, n’est visible nulle part, c’est-à-dire qu’il n’est pas au cœur du dispositif de gouvernement du pays. Il faut donc se résoudre à admettre une constante : la tendance naturelle des gouvernés à réclamer que l’autorité s’incarne en une personnalité. Une tentation toujours présente aussi bien dans les sociétés sous-développées du Tiers-monde que dans les régimes politiques modernes. On aimerait voir « son» président ou «son» premier ministre agir, parler, décider, régler les questions économiques et sociales, résoudre les problèmes que les circonstances lui présentent. On observe d’ailleurs, qu’à chaque occasion, quand les responsabilités se diluent et sont désincarnées, on est amené à regretter- souvent sans le dire- le temps où le Pouvoir s’identifiait à un individu, humainement responsable de la conduite de l’Etat, même si le leadership ne montre pas partout le même visage. Au moment même où l’exercice du pouvoir devient plus complexe, qu’il embrasse tous les domaines, qu’il exige qu’on réponde aux inquiétudes, qu’on prenne des mesures fortes, voilà que l’on confie à un homme seul la tâche redoutable de diriger l’Etat. Or, quand on devient Premier ministre on accède à un autre rôle que celui d’un technocrate. Prions pour que M. Jomaa ne l’apprenne pas à ses dépens.