Dans un pays profondément inquiet, dans lequel le peuple se meut à la manière d’un dépressif et qui a perdu toute confiance en l’avenir, il est toujours réconfortant de voir que chez les autres les choses se passent plutôt bien, que certains savent prendre du recul par rapport à la réalité qui pourtant nous affecte tous. La dette s’envole : et alors ? Le chômage persiste : nous ne sommes pas les seuls. La crise économique progresse : elle n’empêche pas la croissance même si celle-ci est faible. Les prix s’envolent : c’est une mystification. Alors à quoi bon s’en faire et nous apitoyer. Profitons du moment présent et réjouissons-nous d’être encore vivants. Car demain est un autre jour. Cela pourrait bien être le mot d’ordre que le chef du gouvernement a transmis aux membres de sa délégation, afin qu’ils puissent profiter dûment et sans remords des plaisirs qui les attendaient à Paris.
Des esprits chagrins n’ont pas manqué de prétendre que M. Jomaa n’arrête pas de voyager, qu’il est devenu un coureur sans répit par rapport aux sédentaires que nous sommes, qu’il ne fait que chercher les solutions ailleurs, qui croit pouvoir régler les problèmes en se coupant du pays et qui va finir par ne rien comprendre du tout, ni du pays, ni de lui-même. A ces esprits mal intentionnés nous répondrons d’abord que plus on s’éloigne plus les choses nous paraissent possibles, réalisables et moins on est stressé. Qu’aller voir le monde, en parler après l’avoir vu, est indispensable à l’exercice du pouvoir dans le monde interconnecté dans lequel nous vivons. Rien ne vaut l’expérience du terrain. Son seul objet : connaître et comprendre. Car il faut une expérience vécue pour parler de relations bilatérales, de coopération, d’échanges et de mondialisation. Certes, dans les démocraties l’élu du peuple n’aime pas trop s’éloigner de ses électeurs, rivé qu’il est à son siège, tandis que le chef d’Etat rechigne à se déplacer trop loin étant constamment aux prises avec les événements politiques de son pays. Mais M. Jomaa n’est ni l’un ni l’autre, de même qu’il n’est pas tenu à une obligation de résultats. Tout cela lui accorde la facilité à s’arracher au port d’attache, de partir à la connaissance du monde, nullement pressé de retrouver les turbulences de la vie politique avec un président imprévisible et une ANC cacophonique où ses décisions sont régulièrement contestées. Malgré les distances, M. Jomaa reste en éveil, attentif à ce qu’il voit et ressent. Il n’est pas seulement son spectateur. Il fait l’expérience sensible des pays qu’il traverse, des hommes qu’il rencontre. Il goûte, il sent, il absorbe et oublie tout car le voyage a horreur du futur. C’est le présent à l’état brut. Il revient après chaque déplacement revigoré, renouvelé, le cœur dans la main et la main disponible.
Aussi, nous ne manquons jamais de partager avec lui et avec ses compagnons les joies du voyage, de l’accompagner dans ses pérégrinations, d’évoquer, non sans une certaine envie, les déambulations des uns entre les gondoles des grands magasins, les réceptions et les dîners somptueux offerts aux autres, de rire des selfies du bonheur de ses ministres qui regonflent notre moral, augmentent notre confiance et nous rassurent sur l’état d’esprit des membres de notre gouvernement. Jamais une délégation n’a été si gaie, bruyante, insouciante. De retour, ils entameront alors une nouvelle période pendant laquelle ils se fatigueront pour pouvoir repartir. Se ragaillardir pour pouvoir travailler, travailler pour pouvoir se ragaillardir.
Contrairement à certains, nous n’attendons rien de M. Jomaa, ni un compte rendu de ses états d’âme, ni un récit de ses explorations, encore moins un bilan de sa visite. Car nous savons déjà que les échanges ont été fructueux, l’amitié renforcée, le partenariat soutenue, les incompréhensions diplomatiques désamorcées, la solidarité raffermie. Reste l’aide et le montant de l’aide. Si M. Jomaa se refuse à l’évoquer, préférant parler de partenariat, c’est tout simplement parce que cette notion est susceptible d’être mal interprétée, d’être prise dans des acceptations équivoques, et parfois franchement humiliantes, celles d’un don gratuit, ou d’un sacrifice sans compensation. Il se gardera donc de préciser si l’aide est onéreuse ou gratuite, intéressée ou désintéressée, globale ou échelonnée. Mais tout cela est à la limite secondaire. L’essentiel est que cette visite va favoriser les échanges internationaux et permettra surtout à nos ministres de se construire, d’analyser les similitudes et les différences, de comprendre d’autres contextes culturels, sociaux, politiques et économiques et, surtout, d’acquérir le goût du voyage en bande. Ne dit-on pas que les voyages forment la jeunesse ?