Il est d’usage de considérer qu’un gouvernement nouvellement installé doit prendre les mesures les plus importantes dans les cent premiers jours. De profiter de sa lune de miel, de sa fraîcheur et de sa popularité pour faire surtout passer les réformes les moins appréciées et faire avaler les pilules les plus amères. Cela fait exactement trois mois que M. Jomaa a pris ses fonctions. Cent jours d’une mandature provisoire qu’on pense déjà proroger au-delà du délai des dix mois vu l’état désastreux du pays.
En dépit de tous ses efforts, le Premier ministre n’a pas encore pris ses marques et commence même à susciter déjà de la frustration dans une large frange de l’opinion sur sa capacité à mener à bien sa mission. On s’attendait en effet à ce que M. Jomaa nous offre un solde provisoire d’autant plus crucial qu’il ne dispose pas du temps nécessaire pour traduire en actes la feuille de route. Il a eu pourtant tout le loisir pour se préparer à la fonction, méditer le mode de bonne et de mauvaise gestion du pays dans les domaines de l’emploi, de l’équilibre régional, de l’aide sociale, de la sécurité, des investissements, des réformes de l’éducation, de la santé, de la communication, de la cohésion gouvernementale et bien d’autres chantiers, puisqu’il était un témoin privilégié de la déconfiture du gouvernement Larayedh.
Certes, ce n’est pas en cent jours que la Tunisie sera remise sur pied, mais l’adoption des mesures-phares traduites dans les faits aurait constitué le signe d’une rupture radicale avec les deux années de gouvernement de la Troïka. La plupart des chantiers dépendent de la capacité du chef du gouvernement à rééquilibrer les finances publiques pour réaliser des objectifs à long terme, comme la croissance économique et la réduction de la pauvreté et, parallèlement, se prémunir contre des situations de vulnérabilité budgétaire telle que l’augmentation de la dette publique.
Or tout cela demeure tributaire de sa capacité à rassurer et à diriger. En somme à gouverner. Fini donc le candidat du consensus. Voici venu le candidat du futile. Malgré tous les déboires, il demeure d’ores et déjà possible de définir un style personnel, une méthode de gouverner bien à lui, respectant tous les usages nécessaires au pouvoir mais ne débouchant sur rien. M. Jomaa vient donc, malgré lui, de définir un système de gestion bien particulier des affaires publiques que nous résumons, pour la facilité de l’exposé, en autant d’astuces pour bien gouverner sans gouverner car les options réelles s’avèrent bien limitées et leur mise en pratique encore plus difficile.
Première astuce. Frapper l’opinion par des mesures fortes, à fort rendement symbolique mais qui, analysées de près, s’avèrent trompeuses. La décision de supprimer les voitures de fonction dans l’administration pour rationaliser les dépenses de l’Etat et réaliser des économies en est une. Dans la forme, elle laisse croire que le gouvernement est passé enfin à l’action pour l’abolition de tous les droits et privilèges des classes tout en mettant fin au gaspillage des deniers de l’Etat. Dans le fond, elle ne génère pourtant qu’un gain dérisoire : 37 millions de dinars, l’équivalent de 37 appartements de grand standing dans les quartiers opulents de la banlieue nord de Tunis ! A ce prix l’Etat a tout intérêt à créer sa propre entreprise immobilière. Cela permettra à la fois de lutter contre la spéculation et générer des richesses d’une façon durable. Pendant ce temps les rentiers de l’ANC, qui ne servent à rien sauf à ruiner un peu plus le pays, continuent à être grassement payés.
Deuxième astuce. Faire sentir à l’opinion publique qu’on se donne à fond pour sauver le pays de la banqueroute. Faire croire qu’on a le souci de l’intérêt général, puisque ce gouvernement est composé de ministres qui ont renoncé à des situations plus rémunératrices dans l’unique but de servir le pays. Pour cela il faut cultiver un air débordé en veillant à montrer des lueurs de fausses préoccupations. Organiser de nombreuses réunions où on se retrouve pour discuter de tout et de rien. En période de crise, donner le sentiment que vous vous impliquez dans votre tâche alors qu’en réalité vous passez le temps.
Troisième astuce. Feindre l’enthousiasme en donnant une image du bonheur, même si les défis se sont avérés quasi insurmontables, en laissant croire que la crise et les problèmes financiers qui y sont liés ne doivent pas constituer un obstacle ni entamer l’optimisme.
Quatrième astuce. Adopter la tactique d’évitement des sujets qui fâchent et garder le silence sur tout ce qui inquiète. Le but est d’éviter que les questions sensibles ne se constituent en enjeu. Le gouvernement se gardera bien de parler d’emploi, de justice fiscale, de réforme de l’éducation, etc.
Cinquième astuce. Toujours proposer un programme, car cela vous disqualifie quand vous n’en avez pas. Redonner du pouvoir d’achat ou améliorer la vie quotidienne sont des promesses qui n’engagent à rien. Les Tunisiens étant un peuple oublieux, ils ne vous en tiendront pas rigueur de ne pas les avoir concrétisées.
Sixième astuce. « Laissez faire », telle devrait être la devise du gouvernement. Le rapport de force est toujours condamnable comme dans l’affaire de la motion de censure contre la ministre du Tourisme, Amel Karboul, et le ministre délégué chargé de la Sécurité nationale, Ridha Sfar. Leur audition par une instance qui n’a plus de raison d’être va les exposer à l’impertinence et l’insolence par des détracteurs sans pudeur ni retenue qui se sont arrogés le titre de gardiens des valeurs de la République.
Septième astuce. Enchaîner les cadences des déplacements à l’étranger, dans lesquels les enjeux de survie occupent une place principale. Même si elles sont infructueuses, elles reposent de la routine et rassurent l’opinion publique sur la considération dont jouit la Tunisie à l’étranger. Eviter toutefois de les faire au pas de course, ce qui laisse peu de temps à la découverte.
Huitième astuce. Réduire le temps de travail des membres du gouvernement : les ministres travailleront moins mais mieux et consacreront le temps dégagé aux loisirs. Lorsqu’un gouvernement ampute leur salaire de 20%, réduire son temps de travail de manière conséquente est une bonne manière de se rembourser.
Neuvième astuce. Tout miser sur la communication. C’est le seul lien tangible avec l’opinion publique qui croit ce qu’on veut lui faire croire. Rappelons toutefois qu’à l’origine même des pouvoirs du « faire croire », qui rendent parfois possible la manipulation des consciences, il y a notre désir de croire. Une propension constitutive de notre humanité et de notre société : communication et propagande ne font qu’orienter l’envie d’adhérer.