Exercice politico-médiatique oblige : tous les projecteurs sont braqués sur les 100 jours du gouvernement Jomaa. Laissons aux commentateurs, analystes et experts en tout genre le soin et le loisir de nous éclairer sur le bilan gouvernemental. On n’en a pas fini avec les excès verbaux, les dérives sémantiques, les non-dits et les partis pris. Et d’ailleurs, que pourraient-ils nous apprendre que nous ne sachions déjà ? Ainsi va la Tunisie, malade de ses tiraillements politiques et de ses querelles idéologiques d’un autre âge. Dommage que l’on soit à ce point submergé par l’écume des jours, au risque de passer à côté de l’essentiel.
Dans l’avalanche de l’actualité du moment, celle en particulier du train de réformes – encore à quai – annoncées par le gouvernement, deux mesures font déjà débat et suscitent même polémique : mettre fin aux prétendus privilèges des hauts cadres de l’Etat au nom d’une plus grande rationalité de ses dépenses, en s’attaquant au seul élément associé à leur statut social : la voiture de fonction.
Au-delà de ces soldats de l’ombre, défenseurs désargentés de notre édifice républicain, qui viennent d’être gratifiés de toute notre ingratitude, les autorités publiques appellent le reste de la population au patriotisme économique pour resserrer nos dépenses d’importation. Vœu pieux selon toute vraisemblance…
Certes, on ne gouverne qu’avec des symboles. Sauf qu’à trop vouloir se servir de symboles, on finit par en atténuer la portée sinon les pervertir : le gouvernement voulait faire la démonstration de sa volonté de réduire le train de vie de l’appareil administratif. Qui n’y souscrit. Sauf qu’il a déplacé le curseur là où il ne pouvait s’autoriser à le faire, sous peine d’écorcher le moral des grands serviteurs de l’Etat. A l’évidence, l’exécutif n’avait pas besoin de rabaisser ses plus hauts gradés dans la fonction publique pour mériter d’un certificat de bonne conduite financière.
D’un seul mot, fini les voitures de fonction, fini les bons d’essence…, comme s’ils portaient seuls la responsabilité des dérives budgétaires. Comme si ces grands commis de l’Etat profitaient jusque-là d’un privilège exorbitant, indu. Le comble est que cette mesure est présentée comme une avancée, le symbole même de la rationalité budgétaire.
Erreur, car c’est faire un mauvais procès, un procès d’intention à l’encontre de serviteurs de l’Etat dont il faut au moins reconnaître la compétence, le dévouement, l’abnégation, la rectitude morale et le sens du service public. Sinon, qu’est-ce qui justifie qu’ils soient là où ils sont ? On peut toujours déplorer, condamner même, quelques cas isolés de dérives individuelles, mais cela ne saurait ternir l’image de l’ensemble de ce corps prestigieux de l’Etat. A ce niveau de responsabilité, on a peine à imaginer que ces hauts cadres se livrent à des pratiques dispendieuses ou à un quelconque gaspillage des deniers publics, que la morale et le sens du service public réprouvent.
Ils sont un peu plus d’un millier frappés par cette mesure politiquement incorrecte et inopportune, moralement injustifiable et financièrement douteuse. Ils sont les gardiens du temple administratif et les garants de la continuité de l’Etat. Ils n’ont, à aucun moment, déserté le pont, chaque fois que le navire Tunisie était pris dans la tempête. Ils étaient debout, à la manœuvre et ont fait face à l’adversité quand le pouvoir politique vacillait en 1969, 1978 et 1984, ou était emporté par la vague de protestations populaires en 2010- 2011. Qui d’autres que ces grands commis de l’Etat nous auraient préservés du naufrage et auraient évité que le pays ne sombre dans le chaos et l’inconnu ?
De quelles économies parle-t-on quand ces missionnaires de la fonction publique sont atteints dans leur chair et dans leur dignité ? On aurait mieux fait de leur épargner un tel affront, de les stigmatiser de la sorte et de les pointer du doigt. Les éternels irréductibles de la fonction publique s’en donnent à cœur joie. L’Etat n’en sortira pas grandi : s’il faut user de la force du symbole, la mesure n’aurait concerné que les sommets de la hiérarchie de l’Etat. Les ministres eux-mêmes n’en seraient pas concernés. L’intention est sans doute bonne, ses effets le sont beaucoup moins. Au final, c’est la pérennité de la fonction publique digne de son temps qui est en jeu. Encore heureux que les grands commis de l’Administration centrale consentent à assumer les responsabilités qui sont les leurs en étant si peu rémunérés, si peu considérés, si écrasés vers le bas dans l’échelle des revenus, comparée au reste de l’économie. Ils recevraient dix à quinze fois plus dans le secteur privé qui leur tend déjà les bras et leur déroule le tapis rouge.
Sous d’autres cieux, dans les pays émergents et les puissances industrielles avancées, l’Administration centrale se met, pour plus d’efficacité et d’efficience, aux standards des compétences humaines et des rémunérations du secteur privé dans ce qu’il a de plus évolué. Dans le monde en devenir, dominé par les TIC et l’économie de la connaissance, l’Administration centrale n’a de chance d’affirmer sa légitimité et son autorité qu’en endossant l’habit de l’Etat stratège qui anticipe et met en perspective pour les 20 ou 30 années à venir législations, visions et stratégies de développement. Il n’aura pas assez de tout son pouvoir de séduction pour attirer et conserver les compétences capables d’assumer ce rôle. Et ce n’est pas en les faisant descendre de leur piédestal, en les privant des rares commodités dans l’exercice de leur fonction qu’il réussira à les attirer ou à les garder dans le giron administratif.
Un gouvernement soucieux de sa réussite doit revaloriser les traitements et les avantages de ses hauts cadres, à la mesure de leur apport et de leur engagement dans le projet de transformation de l’économie et de la société. Il doit caler autant que faire se peut leur rétribution sur les rémunérations qu’ils obtiendraient, s’ils venaient à rejoindre le secteur privé qui sait ce que compétence veut dire. On aurait souhaité faire l’économie d’une telle mesure, qui nous éloigne de l’optimum en matière de gestion des finances publiques voulu et recherché par le gouvernement.
On ne touche pas aux principaux piliers de l’Administration, sous peine de voir s’écrouler tout l’édifice !
Rationaliser les dépenses publiques, oui bien sûr, encore que … Rationaliser les dépenses d’importations, oui et mille fois oui, mais comment ? Sûrement pas en mettant simplement l’accent sur des appels incantatoires sans lendemain. L’ennui est que dans le nouveau contexte, on ne peut même pas se servir, à cet effet, de l’arme monétaire – via le taux d’intérêt -, ou du taux de change. La hausse du loyer de l’argent et la dépréciation du dinar sont inopérants et n’ont pas d’effet sur le déficit commercial qui part à la hausse, au mépris des lois économiques. La raison en est que l’Etat est d’abord incapable de lutter et d’éradiquer le secteur informel, devenu une véritable économie parallèle qui fait fi des politiques monétaires et de change, tout comme des frontières et des barrières douanières.
L’appel au patriotisme économique est sans effet. Acheter tunisien a peu de sens pour les gens désargentés et victimes de l’inflation, qui trouvent refuge dans les circuits parallèles qui se placent au-dessus de la loi et ne se sentent redevables d’aucune taxe, de quelque nature qu’elle soit. L’hémorragie de devises n’est pas près de s’arrêter. L’appel à la rationalité et à la raison relève du vœu pieux et a peu de chance d’être suivi.
L’Etat doit d’abord assécher et tarir les sources de ce commerce parallèle qui a détruit des pans entiers de l’économie nationale. A charge pour lui de contrôler plus et mieux nos frontières, devenues de véritables passoires pour produits d’origine et de qualité douteuses, au mépris de la santé et de la sécurité de nos concitoyens. Mais en même temps qu’il exhorte les Tunisiens à faire preuve, quand ils le peuvent, de modération, de se détourner du superflu et de ce dont on peut se dispenser en ces temps difficiles, il serait aussi bien inspiré d’agir avec plus de détermination, de volontarisme et d’autorité, en amont de la balance commerciale.
La progression des importations avec pour corollaire l’aggravation du poids de la dette extérieure n’est pas seule responsable de la détérioration de la balance commerciale ou de celle des paiements courants. Le recul de l’investissement et des exportations en est la principale raison. Le mieux, pour éliminer ce gap ou en tout cas le resserrer, serait de relancer les moteurs de l’investissement et des exportations, aujourd’hui désespérément en panne.
Le tourisme, générateur d’emplois, de devises et d’image est pris pour cible par des élus de la nation, dont les vociférations n’ont d’autres effets que de compromettre la saison touristique pour voir s’effondrer un secteur qui emploie près d’un million de personnes et qui finance une grande partie de nos achats de l’étranger. La reprise de la production et des exportations du Groupe chimique – qui assure à lui tout seul près du dixième de nos ventes à l’étranger – reste encore problématique, sans que cela n’émeuve grand monde. Les investisseurs extérieurs ont toutes les raisons de s’en méfier, quand la cohorte des acteurs économiques locaux campe sous le mur des lamentations.
On attendait un signal fort qui eût impulsé, au cours des 100 premiers jours du gouvernement des compétences, un vigoureux rebond, une reprise soutenue et une montée en régime de l’investissement, de la production, de l’emploi et des exportations. Il ne semble pas qu’il soit parfaitement perceptible. Pour autant, tout n’est pas perdu. Un déclic est toujours possible, même passé le délai des 100 jours