J’ai demandé récemment à un ami pour qui il comptait voter aux prochaines élections. Pour Nidaa Tounes, pardi ! me répond-il. C’était pour lui une évidence, un aveu qui allait de soi pour l’unique raison qu’il jugeait cette formation comme étant la mieux placée pour vaincre les islamistes. Quant au programme de Nidaa Tounes, ses soutiens, les valeurs qu’il défend, le projet de société qu’il propose, sa vision de l’avenir, il n’en savait strictement rien et d’ailleurs il n’en avait cure. Pour lui, seul le résultat compte. Cette posture bien pratique, ce confort de la résignation et du faute de mieux, décrivent, peu ou prou, l’état d’esprit de la majeure partie des adhérents et des sympathisants de Nidaa Tounes ; un parti aujourd’hui rongé par de fortes dissensions internes qui finiraient peut-être par le briser.
Posons donc naïvement la question qui s’impose à tout chaland qui cherche sa voie dans le dédale de ce grand bazar politique. En fait, qui est aujourd’hui capable de définir Nidaa Tounes, un parti tiré à hue et à dia par ses instances dirigeantes et dont l’accaparement du pouvoir et la succession sont devenus ses seuls horizons ? Ce parti représente-t-il un vrai courant populaire ? Quel est son enracinement idéologique, autrement dit le mythe qu’il entend incarner ? Constitue-t-il une puissance électorale, une force gestionnaire, une collectivité cohérente capable de dépasser la diversité de ses composantes, une communauté dont les frontières sont délimitées par des choix politiques à long terme ? Est-il capable de servir d’expression politique aux mouvements sociaux du pays, de prendre en charge les problèmes auxquels se trouvent confrontés les différentes catégories sociales ? Qui incarne-t-il vraiment : le peuple sans instruction, la classe dite moyenne, les compétences, les experts, les hauts fonctionnaires, les cadres d’entreprises, ou bien les inconsolables RCDistes qui se pressent au portail pour se refaire une virginité et se lancer dans une nouvelle carrière ? Bien malin celui qui pourra y répondre. Se présenter comme un parti démocratique ou patriotique ne suffit plus aujourd’hui puisque tous les partis, ou presque, se targuent d’être égalitaires et affichent leur dévouement et leur profond attachement pour la Nation. Car un parti se définit avant tout par sa composition sociale et par son projet. L’idéologie vient ensuite lui donner une centralité inédite, des traits spécifiques. Or, le seul projet de Nidaa Tounes tel qu’il est perçu, imaginé ou rêvé, est d’être l’implacable opposant d’Ennahdha.
Aujourd’hui, les débats essentiels au sein de Nidaa Tounes sont ailleurs, dans les affrontements et les compromis. On y chercherait en vain une expression sociale qui serait capable de répondre aux urgences et aux aspirations de sa base, si tant est qu’il en ait une. Le nombre de ses adhérents est tellement flottant qu’on ne risquerait même pas une estimation. Le seul écho qui nous parvient est celui des contestations, des querelles entre des notables sans dimension politique, au charisme incertain. Certains prêtent leur appui contre des faveurs et des promesses de faveurs, rejoignent le parti par calcul, attirés par des bénéfices tangibles. La carte de membre n’est plus alors qu’un permis de chasse à un poste de responsabilité. L’engagement, le sacrifice, les sentiments et les émotions sont relégués au second plan, voire absents. D’autres, plus instables ou dépités, le quittent pour aussitôt le réintégrer. Ainsi, l’objectif de la plupart d’entre eux n’est pas conçu dans une perspective collective, mais individuelle. Il ne s’agit pas d’aller défendre le programme du parti dans tous les recoins du pays, mais de montrer que l’on a, plus que le voisin, le profil de la charge à venir.
Devenu parti passoire, Nidaa Tounes a de plus en plus de difficultés à réguler les entrées et les sorties et à stabiliser le nombre de ses militants. Départs et réapparition, démission et réintégration, mouvement incessant des effectifs avec des flux et reflux qui s’enchaînent. La quantité d’engagés l’emporte sur la qualité de l’engagement, l’important étant de faire nombre. Or, le vrai dirigeant d’un parti est celui qui bénéficie d’un réel métier politique. Celui qui a acquis un savoir-faire, appris à parler, à déléguer, à mobiliser. Car l’engagement politique ne se fait pas par la simple adhésion à un parti, mais suppose la générosité, le dévouement à une cause et le courage de la défendre, mais aussi une morale privée, la volonté de changer les choses et d’abord de changer soi-même : dans sa conduite personnelle, dans les relations avec les gens qui vous entourent et avec le public dans un esprit de responsabilité, de loyauté et d’impartialité. L’engagement prend alors sens et donne un sens à l’existence.
Cela étant, le vrai problème de Nidaa Tounes n’est peut-être pas là. Il est dans l’identification du parti à un homme, un seul, qui se présente en incarnation incontournable de l’alternance : Béji Caïd Essebsi qui, quoiqu’on en pense, est un vestige du passé plus qu’un acteur dynamique du présent et du futur. Certes, sa grande expérience politique et son passage à la tête du gouvernement dans une conjoncture difficile lui ont conféré une autorité et une légitimité pour envisager la création d’un grand parti politique. Mais les impératifs de la conduite de l’État ne sont pas les mêmes que ceux de la direction d’un parti politique, surtout lorsque ce parti n’a ni idées ni projet, qu’il est un pur pragmatisme sans initiative. En bref, le pouvoir pour la conquête ou la conservation du pouvoir. La légitimité ne fait dès lors que reposer sur l’articulation d’un mythe. Un individu plutôt qu’une organisation en devient l’acteur-clé. Par le passé, un parti était une forme historique prise par l’action des classes en lutte contre la puissance coloniale ou contre un pouvoir oppressif. De tels partis recrutent et entraînent une génération de dirigeants politiques et conservent leur cohésion. Aujourd’hui un parti est une création ex nihilo, une fabrication, une volonté de puissance, la conséquence d’une scission ou d’un désir d’autonomie.
Dans les premiers temps du christianisme, chaque métier, chaque activité avait son saint-patron. Tout tournait autour de lui, acquérant, grâce aux miracles qui lui sont attribués, un prestige de fiabilité et d’efficacité. C’est précisément ce prestige qui conduit les fidèles, par une soumission complète, à l’ériger en protecteur, à le vénérer, à abdiquer leur personnalité. Dans le cas de Nidaa Tounes, le leader est surtout l’intercesseur réduit à la seule fonction d’intermédiation, de distribution de responsabilités au sein du parti, et plus tard peut-être de l’Etat. Les attentes ont alors tendance à se déplacer rapidement : instances dirigeantes, partisans privilégiés et proches parents, tous misent sur le vainqueur. Mais en l’absence de liens idéologiques, les déceptions, les rancœurs et les désertions peuvent très vite s’avérer massives. Un parti politique, au pouvoir ou dans l’opposition, est une organisation dont la finalité est d’influencer la vie politique à travers un projet de société, un programme fort et cohérent à même de réaliser les objectifs qu’il s’assigne, autrement il ne sera qu’un simple regroupement électoral ne pouvant bien longtemps résister à l’épreuve des faits.
Tout à fait d’accord, mais le mouvement Nidaa Tounes prend ses racines dans un passé lointain: la Tunisie des Lumières contre l’obscurantisme, et cela remonte à Kheireddine Pacha.