Des « élections européennes » auront lieu du 22 au 25 mai 2014. Plus de 500 millions d’Européens de 28 Etats seront appelés à choisir les 751 représentants qui siégeront au Parlement européen pour les cinq prochaines années. En France, tous les sondages placent le Front national- parti d’extrême-droite du clan Le Pen- en tête des intentions de vote. Or ce phénomène est loin d’être isolé : c’est une bonne partie de l’Europe qui risque d’être frappée par cette « vague populiste » d’extrême-droite. Les projections des intentions de vote montrent en effet que de telles formations politiques arriveraient dans le tiercé gagnant voire en tête des élections dans 12 des 28 Etats membres de l’Union européenne. En Hongrie, si le pays est déjà gouverné par un parti populiste, le Fidesz de Viktor Orban, le parti d’extrême-droite fasciste Jobbik se place en seconde position des intentions de vote. Un constat implacable sur l’état de la construction européenne. En effet, faut-il le rappeler, sa genèse résidait précisément dans la volonté de rompre avec les idéologies antidémocratiques (fascisme, nazisme et communisme), à l’origine de régimes autoritaires ou totalitaires qui ont plongé l’Europe dans le chaos de la Seconde guerre mondiale.
Du reste, les prochaines élections du 25 mai se tiennent l’année de la commémoration du centenaire du déclenchement de la Première guerre mondiale. Peut-on pour autant encore « réduire » la raison d’être du projet européen à un projet de paix ? L’idée des Pères fondateurs de fonder la paix et la réconciliation entre les nations européennes, à partir d’un réseau dense d’intérêts communs, était pertinente, mais ne suffit plus à emporter l’adhésion de citoyens en faveur d’un projet mal défini, voire indéfini. La montée en puissance de l’extrême-droite en Europe témoigne des lacunes, voire de l’échec partiel de la construction européenne, par trop perçue comme une matière aussi floue qu’inconsistante et impuissante. Aujourd’hui, l’extrême-droite s’est profondément ancrée et développée dans des sociétés où les citoyens sont confrontés à une double crise économique et existentielle, sont en perte de repères idéologiques et axiologiques, sont angoissés par l’irruption d’un monde globalisé et d’une société multiculturelle, où l’Europe est perçue plus comme une menace que comme une protection… notamment contre l’immigration ! L’obsession de l’immigration et des nationaux d’origine étrangère est commune à ces partis nationalistes voire xénophobes. Leur force d’attraction réside dans leur capacité à incarner la seule offre politique radicale avec un discours fondé sur le repli identitaire.
Ceci étant, cette percée de « l’europhobie populiste » doit être relativisée. Non seulement les partis populistes d’extrême-droite n’ont aucune chance de devenir majoritaire au sein du futur Parlement européen, mais les différences de programmes et d’histoires font obstacle à leur réunion au sein d’un groupe parlementaire. En conséquence, malgré leur poussée électorale, les populistes de droite ne pourront guère peser face aux deux principaux groupes représentés au sein du Parlement européen : les libéraux-conservateurs du Parti Populaire Européen et les sociaux-démocrates du Parti Socialiste Européen. Il convient néanmoins de souligner combien la vague d’euroscepticisme ne concerne pas les seuls « partis extrémistes ». En témoigne le retour en force des idées de frontière (et donc de protectionnisme/patriotisme économique) ou d’identité nationale (et donc de repli identitaire) chez nombre des membres du centre droit et de gauche. Légitimes, les débats ouverts ne sauraient masquer les postures tactiques de certains et autres discours stériles, voire réactionnaires, qui jonchent des programmes pauvres en propositions alternatives et en perspectives constructives.
Paradoxalement, le renforcement du Parlement européen (élu au suffrage universel que depuis 1979) n’a pas permis de consolider le lien entre l’Union et ses citoyens, ni de lutter contre le sentiment de défiance que ces derniers entretiennent à l’égard de « Bruxelles ». Trop souvent enfermés dans un discours binaire- pour ou contre l’Union européenne?- les candidats à ces élections esquivent un questionnement d’ordre existentiel : l’Union pour quel projet ? Quel destin commun aux Européens ? Autant de questions préalables, basiques et fondamentales alors que l’Europe semble prisonnière de ce carcan dogmatique que le prix Nobel Joseph Stiglitz qualifie de « fondamentalisme marchand ». Comment définir un projet européen digne de ce nom (c’est-à-dire fondé sur la solidarité), alors que la crise économique et financière a révélé l’incapacité des chefs d’Etats et de gouvernement à se départir des égoïsmes nationaux ? Des interrogations légitimes, des enjeux réels et prégnants, mais qui malheureusement n’ont rencontré jusqu’ici que très peu d’écho auprès des candidats aux élections européennes. Preuve que la crise démocratique est aussi- surtout- une crise de l’offre politique.
La définition politique d’un tel projet suppose celle, plus axiologique, d’une identité commune. Une quête qui s’inscrit dans un double contexte de globalisation du monde et d’exaltation des identités nationales. Un contexte où l’identité européenne ne va pas de soi. De multiples visions du « fait » européen s’enchevêtrent, sans pour autant se superposer : la réalité historique ou culturelle de l’Europe ne coïncide pas avec les données physiques ou géographiques. En témoigne l’âpreté du débat portant sur l’adhésion de la Turquie et sur la compatibilité entre ses identités musulmane et européenne.
Outre la dimension identitaire, la perspective politique est également posée au moment où la création des Etats-Unis d’Europe semble devenue tabou. Pour les chefs d’Etat et de gouvernement, l’Europe reste un instrument par trop conçue comme une nécessité… nationale. Derrière la participation à l’Union européenne et « l’idéal européen » se profilent une ambition : agir sur le monde et contrer le déclin national pour que les anciennes puissances européennes ne sortent pas de l’histoire …