A quoi reconnait-on la voiture particulière d’un policier ou d’un garde national ? Tout simplement par l’absence de l’autocollant de la vignette sur le pare-brise du véhicule ! Ainsi, toute une catégorie professionnelle, de surcroît présumée appliquer et faire respecter la loi, s’accorde en toute autorité une exonération exceptionnelle jusque-là réservée aux seuls véhicules diplomatiques et consulaires car même les véhicules appartenant à l’Etat ne sont pas dispensés de payer leur vignette-auto. Ainsi, les gouvernements se succèdent, les régimes changent, mais cette singularité, apparemment encore tabou, perdure car inscrite dans les mœurs et coutumes du personnel des forces publiques. Ministres de tutelle et syndicats, qui se gargarisent de l’avènement de l’Etat de droit et nous gavent à n’en plus finir de belles formules sur l’égalité devant la loi et sur la justice, sont incapables d’agir, ne serait-ce que pour sauver les apparences, en mettant fin à ces passe-droits. Le gouvernement pour sa part, qui nous sollicite aujourd’hui, en usant de l’argument de l’intérêt général, pour souscrire à un emprunt national, afin de réduire la dette publique, est dans l’incapacité de faire respecter l’une des règles fondamentales de la vie démocratique : l’égalité devant le paiement de l’impôt. Il n’y a pas plus révoltant, en effet, de plus intolérable que de constater que des gens puissent se dérober aussi ostensiblement à la loi.
Il faut reconnaître que dans cette partie du continent, on n’a pas encore réussi à faire admettre l’impôt comme devoir civique, qui y est toujours considéré comme l’acquittement d’une dette envers un au-delà fiscal. Alors chacun fraude à sa façon, chacun se trouve une raison pour tricher. Il y a la fraude que l’on reconnaît et celle que l’on feint d’ignorer. Il y a ceux qui fraudent parce qu’ils pensent que le système profite d’eux, ceux qui ont la perception que le gouvernement gaspille leur argent, ceux qui considèrent que les lois fiscales sont injustes parce qu’elles permettent de se soustraire à l’impôt ou d’avoir des exemptions d’impôt. Il y a, enfin, ceux qui constatent que le secteur informel, la contrebande de cigarettes et de carburant qui privent l’Etat de revenus imposables et participent à l’édification de fortunes colossales, prospèrent à l’abri de la loi, en creusant d’autant l’écart entre « nouveaux riches » et pauvres. Ne parlons pas des exonérations, de crédits d’impôts et autres allègements qui ouvrent la voie à bien des abus. Quant autres catégories de la société, dont l’impôt sur le revenu est directement prélevé à la source, qui voient leurs augmentations salariales englouties par la hausse des prix, ils se demandent où vont leurs contributions et finissent par croire que l’Etat est au service du riche et du puissant. Ils ne voient pas l’Etat comme étant leur chose. L’Etat ne leur appartient pas, pire, il est leur ennemi. Pour la majorité d’entre eux, l’impôt est un prélèvement forcé, sans contrepartie obligée en matière de services publics, sans possibilité de contrôle non plus. Il n’est pour beaucoup qu’un instrument de chantage et de coercition dont avait largement usé le régime de Ben Ali pour mettre au pas les entrepreneurs les plus récalcitrants. Ce devoir citoyen, n’est plus alors qu’une construction imaginaire, que pur fantasme.
Toute société a besoin de ressources pour financer les biens et services. L’impôt en est un. Un prélèvement obligatoire effectué par voie d’autorité par la puissance publique sur les ressources des personnes vivant sur son territoire ou y possédant des intérêts. D’autres modes furent inventés au cours des siècles par les groupements humains et par les Etats pour se procurer des ressources : exploitation des terres, des mines ou des entreprises comme ferait un simple particulier ; des prestations assignées à un individu sans contrepartie, ou bien les largesses des riches versées spontanément sans obligations formelles par des personnes qui ont un intérêt quelconque à la poursuite de l’objectif que ces prestations permettent d’atteindre. Il y avait également la souscription. Ce mode de recouvrement n’est pas une invention de l’économie moderne. Dans l’antiquité, les Etats grecs démunis, étaient eux aussi confrontés à des pénuries financières et prenaient l’argent là où il est. Ils recouraient souvent à un type de souscription qui nous paraîtrait aujourd’hui bien étrange : des collectes de fonds organisées dans le cadre de la cité et généralement à l’initiative de l’assemblée, sous forme de contributions volontaires et gratuites en vue d’un objet commun. Des procédés difficilement concevables dans nos sociétés modernes, bureaucratiques et universalistes. Les emprunts et les souscriptions étaient pour les Anciens des moyens exceptionnels de financement destinés à résoudre des problèmes urgents ou imprévus, comme la défense des cités, le ravitaillement en grains ou la construction d’édifices publics. Ces eisphorai, comme on les appelait, étaient un impôt direct levé à des fins militaires. De même, existaient des souscriptions publiques sous forme de dons, des epidoseis. On connaît de nos jours semblables engagements, soit au plan local (collecte de fonds par des particuliers ou des groupes privés pour la construction de mosquées, par exemple), soit à l’échelle internationale (vaste quête pour soulager une famine ou aider les victimes d’une catastrophe naturelle). Même si ces opérations revêtent un caractère public, elles n’en gardent pas moins un caractère privé ; car elles sont habituellement organisées par des associations caritatives, ou des particuliers non par l’Etat. Cependant, dans tout cela, l’impôt demeure incontestablement le système le plus rationnel et le plus hautement élaboré de prélèvement, et la souscription publique n’est qu’un moyen original et commode, fondé plus sur la logique du don que sur celle de l’impôt. L’idée que les biens et services collectifs doivent être assurés par l’Etat est si bien ancrée en nous, qu’on a du mal à admettre de telles quêtes. Aussi paraît-il incongru pour un grand nombre de personnes, qu’un gouvernement en difficulté, au lieu de décréter une hausse des impôts sur les fortunes, d’assurer un meilleur recouvrement fiscal, décide d’organiser auprès des citoyens une vaste collecte de fonds, en se fiant uniquement à la générosité de chacun par une souscription à l’emprunt obligataire qui vise à mobiliser 500 millions de dinars destinés à financer le budget de l’Etat pour l’exercice 2014.
Cette initiative, prise par le gouvernement, semble faire l’unanimité au sein de la classe politique. Même le mouvement d’Ennahdha, par la voix de son président, le Cheikh Ghannouchi, assimile cet emprunt à un don sans contrepartie, une sadaqa, et promet à tous les souscripteurs le bonheur éternel du paradis. Un paradis majoré tout de même de substantiels rendements, payables annuellement à terme échu à un taux d’intérêt nominal de 5.95% l’an, au mépris de l’universalité du principe de l’interdiction de l’usure…