Le Pape François termine un voyage de trois jours (du 24 au 26 mai) au Proche-Orient, qui l’aura emmené en Jordanie, en Israël et dans les Territoires palestiniens. Il s’agit du quatrième Pape à se rendre dans la région berceau du christianisme, après Paul VI en 1964, Jean Paul II en 2000 et Benoît XVI en 2009. Placé sous le signe du dialogue interconfessionnel, ce « pèlerinage » revêt une dimension politique indéniable, dans un contexte marqué par la guerre civile syrienne, l’échec des négociations israélo-palestiniennes, l’exode des chrétiens d’Orient ou encore les attaques d’extrémistes juifs contre des sites chrétiens. Malgré le charisme et les paroles de paix du Pape François, malgré le soft power du Vatican- qui a contribué à l’effondrement du bloc de l’Est et (donc) à la fin de la Guerre froide- l’Église catholique ne semble pas/plus pouvoir peser sur le destin de cette région peuplée par des Arabes chrétiens qui assurent un trait d’union « civilisationnel » entre l’Orient et l’Occident.
Faut-il le rappeler, une partie du monde arabe est chrétien. Ces Arabes se concentrent dans des espaces circonscrits : en Égypte essentiellement (près des deux tiers) et dans les pays du « Croissant fertile » (Liban, Syrie, Irak et Jordanie). Il s’agit d’« Arabes chrétiens » que l’Occident qualifie de « Chrétiens d’Orient ». Héritiers directs des premières communautés chrétiennes (Jérusalem, Antioche, Alexandrie, Constantinople), les « Chrétiens d’Orient » utilisent, pour certains, l’arabe comme langue liturgique. Toutefois, la christianisation a le plus souvent précédé l’arabisation. En outre, des tribus d’Arabes chrétiens préexistaient à l’avènement de l’Islam. On trouve des traces historiques du christianisme dans la Péninsule arabique, dès le Ier siècle après J.-C.
L’avènement de l’Islam et les conquêtes musulmanes ont bouleversé l’environnement des Arabes chrétiens qui ont vécu sous le contrôle politique d’Empires musulmans successifs. Les califes omeyyades n’ont pas imposé de conversions forcées. Ainsi, malgré l’expansion de l’Empire musulman, des groupes chrétiens minoritaires ne se sont pas convertis et ont pu préserver leur identité propre. L’arabisation des chrétiens ne s’est pas accompagnée de conversion générale et absolue. Mieux, après avoir subi l’oppression religieuse (et « fiscale ») des autorités byzantines qui les considéraient comme hérétiques, ils ont trouvé plus de latitude sous les Empires islamiques grâce au régime juridique protecteur de la « dhimma ». Aux IXe et Xe siècles, sous le califat abbasside, les « Nestoriens » (chrétiens de Perse) jouent un rôle essentiel dans l’affirmation de la civilisation arabo-musulmane : leurs travaux de traduction des œuvres grecques (du grec en syriaque puis du syriaque en arabe) ont permis aux savants musulmans d’accéder à un corpus de textes philosophiques et médicaux datant de l’Antiquité (Raymond Le Coz).
Après cet « âge d’or », où les chrétiens ont assuré une fonction de transmission, la chrétienté arabe demeure marquée par l’épisode dramatique des croisades. À la fin du XIe siècle, plusieurs expéditions militaires sont menées à l’appel du Pape et sous la bannière de l’Église, en vue de combattre les « infidèles » et de délivrer la Terre Sainte (Jérusalem). Les croisades opposent chrétiens et musulmans entre les XIe et XIIIe siècles. La reconquête musulmane, sous la houlette turque, place tous les chrétiens orientaux dans une situation difficile, qui ne cesse de se dégrader avec le recul des Croisés, même si Zengi, en 1144 lors de la prise d’Edesse, comme Saladin, en 1187 après la capitulation de Jérusalem, se montrent charitables en offrant aux chrétiens la possibilité de rester leurs sujets en gardant leurs biens. Il en va autrement avec les conquérants Mongols. Quand les Mamelouks deviennent maîtres de l’Égypte, ils massacrent et réduisent en esclavage les chrétiens de Qara, accusés de s’être alliés aux Francs. Au fur et à mesure que la conquête turque s’affirme et que le recul des Croisés se confirme (ils quittent définitivement la Terre sainte en 1291), la population chrétienne prend le chemin de l’exil. Les Croisades n’ont pas empêché la conversion de chrétiens à l’Islam. Mais paradoxalement, derrière la violence des Croisades, celles-ci furent aussi un moment historique de l’influence arabe (en médecine, en astronomie, en chimie, en géographie, en mathématiques, en architecture, en agriculture) sur la civilisation occidentale (Sigrid Hunke). Du XIIe au XVe siècle, la culture savante européenne dépendait en grande partie des traductions d’ouvrages arabes.
Affaiblies par des mouvements de conversion, à partir du XVIe siècle, les Églises réunissent des chrétiens arabisés soumis à l’autorité politique de musulmans non arabes. Avec l’avènement de l’Empire Ottoman, les chrétiens se structurent non pas en bloc, mais en communautés rattachées à une Église. Celles-ci jouissent d’une relative autonomie. Ce principe est source de tensions et de conflits intercommunautaires, mais il offre aussi une certaine latitude aux chrétiens d’Orient qui voient une promotion de leur statut social et symbolique. Cette dynamique est renforcée au début du XVIIe siècle par l’action des missionnaires latins. Soutenus par le pape Grégoire XV, ces derniers ont vocation à rallier les Églises d’Orient au Vatican et à mener une politique de latinisation, réussie auprès des maronites. Les ordres monastiques installés- dans des couvents maronites ou melkites– dans le Mont-Liban à partir du début du XVIIIe siècle sont de véritables vecteurs de transmission de la culture européenne : nouvelles méthodes et institutions d’enseignement, processus de séparation entre l’Église et les affaires publiques, sécularisation d’une partie des communautés chrétiennes. L’ouverture à cette forme de modernité participe à l’émergence d’une élite intellectuelle chrétienne au Liban, en Syrie et en Transjordanie, véritable force motrice de la renaissance (culturo-linguistique) arabe- la Nahda– et du nationalisme arabe.
Minoritaires, les chrétiens sont de surcroît divisés entre plusieurs églises et communautés. Coptes, Nestoriens, Maronites, Jacobites ou Melkites, les chrétiens d’Orient appartiennent à une douzaine d’Églises. Tous sont arabophones et cultivent une arabité traditionnellement ouverte sur le monde occidental. S’il est difficile d’obtenir des données précises sur ces communautés, la tendance au déclin est nette. Outre le plus faible taux de natalité, la raison majeure du recul de la présence chrétienne dans le monde arabe est l’émigration. Initié au début du XIXe siècle, le phénomène n’a cessé de s’amplifier au gré des persécutions et des conflits. Les Arabes chrétiens pâtissent en droit comme en fait de leur statut de minorité, tout particulièrement les Coptes égyptiens. Les conflits inter-communautaires (au Liban) et le harcèlement des islamistes- des Frères musulmans après les indépendances nationales, contre la communauté chrétienne chaldéenne dans l’Irak post-Saddam Hussein et dans la guerre civile syrienne- expliquent l’exil de vagues successives de chrétiens d’Orient vers l’Europe, l’Amérique du Nord et du Sud. En se vidant de ses chrétiens, le monde arabe court le risque d’un irrémédiable appauvrissement.