Ne nous méprenons pas : dans notre esprit l’africanisation ne correspond ni au rayonnement culturel qui sortirait des frontières africaines et s’étend jusqu’à la Tunisie, ni aux poncifs et clichés caractérisant l’homme africain comme un être docile, débonnaire et sans malice, calme face aux injustices qu’il subit sans broncher. Il ne définit pas non plus la femme africaine, en tenue métissée et colorée, qui affiche en permanence un tempérament toujours gai et insouciant malgré la rudesse des temps. Non. Il s’agit d’une autre africanisation, d’une autre réalité, moins séduisante bien que devenue toute aussi folklorique : l’image d’une Tunisie en déclin et confrontée, à l’instar de ses futurs partenaires sub-sahariens, à un niveau de développement plus qu’exécrable, à la réalité patente d’une économie atone, à un affaiblissement de l’autorité de l’Etat et à la dégradation du vécu quotidien d’une société de plus en plus aux prises avec les enjeux de la survie.
Les Tunisiens qui retrouvent le pays après un séjour en Occident, sont de plus en plus choqués et indignés en constatant l’état de délabrement matériel et moral de leur terre natale. Pourtant il fut un temps où, en rentrant d’une visite dans un pays africain, on percevait avec bonheur et non sans une certaine fierté toute la distance qui nous séparait de ces peuples qui se débattaient dans la misère et la pauvreté, malgré l’abondance des ressources naturelles. On estimait alors que ces pays méritaient à juste titre le qualificatif de pays du Tiers-monde : inflation démographique galopante, mauvaises performances dans le domaine de l’agriculture, absence d’industrialisation, faible scolarisation, défaut de politique de la santé, régime d’oligarchies bâties sur le détournement des ressources publiques et, par-dessus tout, des crises politiques à répétition.
Les Tunisiens, nonobstant les turpitudes passées d’un régime politique liberticide, avaient, malgré tout, des raisons de croire que leur pays pouvait prétendre un jour au titre de « dragon » de l’Afrique : une démographie maîtrisée, une espérance de vie qui continuait à croître, une forte scolarisation, un haut niveau d’éducation des élites, l’engagement dans un processus d’industrialisation rapide et diversifié, une politique d’exportations d’articles manufacturés parfois de grande technicité, une destination prisée par les touristes du monde entier, etc. Mais la manière avec laquelle la Troïka a gouverné le pays a suffi à le ruiner et compromettre aussi bien les acquis de la « révolution » que l’horizon d’une future nation émergente. Désormais, la vision d’une Tunisie « africaine » prend un peu plus de consistance, car de nombreux critères socio-économiques tendent à rapprocher dans un destin commun l’ensemble du continent.
Pendant longtemps, les pays du Maghreb n’entraient pas dans le périmètre de la réflexion sur le sous-développement des pays africains. Alors que le reste du continent s’enfonçait dans la misère et l’instabilité, l’Afrique du Nord entendait devenir une région dynamique. Aujourd’hui, face à la crise, les modèles proposés de développement économique du continent n’en finissent pas. Parce que nous n’avons jamais cessé de développer des incertitudes sur les stratégies à mettre en œuvre pour concevoir un modèle de société juste, viable et stable, nous sommes restés en permanence à la recherche d’une alternative. Sauf que cette fois, il n’y a plus de véritable perspective tant les contraintes sont diverses et insurmontables et les défis impossible à relever : contrainte financière, endettement, chute des recettes extérieures, croissance urbaine incontrôlée, dégradation du milieu naturel, grignotage des terres agricole par la spéculation immobilière, fortes tensions sociales, désarroi politique, justice incertaine, menace du terrorisme islamiste et un territoire de moins en moins maîtrisé.
Quant aux gouvernements, la plupart est sans réelle autorité et ne gère que les problèmes primaires : salaires, denrées de premières nécessités, sécurité, salubrité. Autant de facteurs de régression, autant d’indicateurs qui pourraient être volontairement retenus, à l’abri de tout détournement idéologique, comme des éléments de convergence, comme l’inventaire des singularités du sous-développement, comme une sorte de rationalité de laquelle participeraient désormais toutes les cultures africaines, y compris la nôtre. Peut-on délimiter dans ce cas une réalité spécifiquement africaine appelée à devenir notre unique horizon et dans laquelle nous entreverrons notre avenir ? Voyons cela de plus près.
Du Niger au Burundi et du Sénégal et Kenya, le paysage est le même, les conditions aussi : des États en déroute financière, qui ne possèdent pas de solution miracle et s’en remettent à la générosité internationale, et des pays de miséreux qui, comme partout ailleurs, abritent des milliardaires, comptent une classe moyenne et des pauvres. L’insécurité y est affolante, la mendicité insistante, la corruption plus que jamais institutionnalisée constituant une menace pour la démocratie, les jeunes sont en colère et parfois agressifs, la ruralité s’installe au sein même des villes, les quartiers urbains sont devenus des îlots insalubres, les services publics sont de plus en plus défaillants, les entreprises nationales dans une situation financière difficile et les équipements, faute de maintenance et d’investissement, sont pour la plupart vétustes. L’état des routes, en dégradation progressive, est un autre critère qui ne trompe pas. Y circuler c’est détruire petit à petit son véhicule : pannes de rotules et de transmissions. Quant aux piétons, ils se plaignent que les taxis refusent d’emprunter ces tronçons à cause de leur état.
La santé publique est un autre témoignage de ce progrès dans la régression. Bientôt, si ce n’est pas déjà le cas, les patients seront obligés de payer le matériel médical pour se faire soigner : aller chercher du plâtre pour la victime d’un accident ou venir à l’hôpital munis d’un kit pour une opération chirurgicale. La difficile problématique de la gestion des tonnes d’ordures ménagères procurent un nouveau visage aux villes et ses environs. Face à l’inefficacité des systèmes de collecte, aux grèves des éboueurs, des pauvres hères, propriétaires de charrettes ou de tricycles, sillonnent les quartiers de la ville et fouillent dans les ordures à la recherche d’objets récupérables ou recyclables. L’enseignement public, hier de qualité, considéré comme un facteur de développement national et de promotion sociale, n’est plus que l’ombre de lui-même produisant des analphabètes dans les rangs même des titulaires de diplômes supérieurs. Il suffit d’observer dans quel état de délabrement avancé et de faibles performances se trouvent les universités et les institutions de recherche. Comme l’administration publique, elles sont devenues à leur tour des bureaucraties moribondes. Enseignants et chercheurs en arrivent progressivement à ne se focaliser que sur leurs conditions de vie personnelles, qu’à ce qui les touche directement, comme le salaire ou une activité accessoire, et ne prêtent plus attention à l’intérêt général. Très peu ont encore une vie intellectuelle intense ou de la rigueur dans les raisonnements. Pour finir, l’importance toujours plus grande du secteur informel, de plus en plus adapté à l’indigence des populations : commerce de trottoir, services marginaux tels que le gardiennage ou la domesticité, occasionnelle ou durable, sont devenus les seuls pistes prometteuses pour résorber le chômage. Un tableau bien incomplet mais déjà assez éloquent pour décourager demain le touriste et l’investisseur et interdire tout développement.