Gouverner, c’est, dit-on, prévoir, anticiper, c’est aussi doser et pouvoir s’adapter. Sans remettre en cause la pertinence et le bien-fondé de la feuille de route prescrite et « parrainée » par le quartet avec l’accord et le consentement du nouveau chef du gouvernement de compétences Mehdi Jomaa, il peut paraître nécessaire, à quelques mois des échéances électorales et au regard des rebondissements de l’actualité, de revoir et de reconsidérer quelque peu l’échelle des priorités de l’action gouvernementale.
Le gouvernement provisoire avait cette réputation de pouvoir redresser l’économie tombée au plus bas, en la libérant des griffes de la politique. Place donc aux techniciens de l’économie, sans autre motivation que de franchir la ligne d’arrivée de l’ultime étape de la transition politique. A charge pour la nouvelle équipe de restaurer la confiance, d’assainir le climat d’investissement, de provoquer un choc de compétitivité et de croissance, sans quoi le pays risque de s’enfoncer dans le désordre plus qu’il ne s’engage sur la voie de la démocratie.
Le gouvernement Jomaa était, à sa formation, confronté aux pires difficultés, sans réels appuis politiques. Ceux qui font mine de le soutenir le font à la manière de la corde qui soutient le pendu. Il lui fallait à la fois relancer l’économie, revenir sur les nominations partisanes à des niveaux de responsabilité qui peuvent interférer sur l’issue des élections et ramener le calme, la sérénité et la sécurité, avec la dissolution des prétendues ligues de protection de la révolution de triste mémoire. Pari difficile s’il en est, tant les délais sont courts. Le temps lui est compté, sans qu’il ait les moyens institutionnels de sa politique, conformément à sa feuille de route. Et sans moyens financiers, au regard d’un passif très lourd, dont le nouveau gouvernement venait d’hériter.
Il est pour le moins difficile d’assurer les conditions, en si peu de temps d’élections exemplaires, libres, transparentes, qui soient à la fois le couronnement du processus de transition et annonciatrices d’une démocratie assumée, alors que l’économie est minée et paralysée par l’état des finances publiques, l’explosion des déficits et du chômage.
Ce serait plus qu’un exploit, un miracle même d’aller à des élections au-dessus de tout soupçon, avant de stopper la descente aux enfers des entreprises publiques, qui coûtent désormais aux contribuables bien plus que ce qu’elles apportent à l’économie, de mettre un terme à la dégradation des fondamentaux économiques et sociaux, de stopper l’hémorragie d’emplois et de devises,… Difficile de ne pas voir les attentes déçues, les frustrations étalées au grand jour et la colère non contenue. L’inflation frappait sans discernement, sans distinction d’origine et de budget. La fracture sociale s’élargissait à vue d’œil. Les régions, qui furent le théâtre des premières contestations qui allaient conduire à la fin de l’ancien régime sont les plus grandes perdantes. Elles avaient pourtant payé le plus lourd tribut à la révolution. L’ennui est qu’elles ne semblent pas au bout de leur peine.
Les défis post-révolution- chômage, pauvreté, régions, gouvernance, corruption, fracture sociale- s’amplifiaient au fil des mois, offrant du coup un formidable terreau où prolifèrent le terrorisme, le jihadisme de tout acabit, formés à l’école de la terreur aveugle et à la culture voire à l’industrie de la mort. La montée du terrorisme n’est pas sans rapport direct avec les dérives économiques et sécuritaires, dès lors que l’appareil d’Etat n’était plus en capacité d’exercer ou « ne voulait pas » exercer ses fonctions régaliennes.
L’économie était en crise, sans doute la plus grave qu’elle ait jamais connue. Elle n’était nullement en transition, puisqu’elle était quasiment à l’arrêt, tétanisée par l’insécurité et asphyxiée par les revendications et le désordre ambiant, privée de mouvement à cause du repli de l’Administration et de l’effacement de l’Etat, expurgés de leurs cadres au profit des nouveaux maîtres du pays, sans grande connaissance, ni maîtrise des rouages de l’économie et de la sécurité.
L’explosion des libertés post-révolution a ranimé toutes les idéologies macabres, les cellules dormantes rompues au jihad, tous les adeptes de l’islam radical à tolérance zéro. La Tunisie, terre d’islam s’il en est, a été promue terre de jihad, sans que les autorités du moment n’en prennent garde. Au nom des préceptes des droits de l’Homme, elles ont laissé se propager les foyers des fossoyeurs des libertés, des droits de l’Homme et de la démocratie. On attendait en vain une réaction salutaire de ceux qui sont censés incarner l’Etat de droit et l’autorité de l’Etat, en permanence bafouée. Le terrorisme menaçait la pérennité de l’Etat, sans que celui-ci ne s’en défende. Troublant quand même…
L’assassinat de Chokri Belaïd a provoqué un véritable tsunami. La Tunisie a basculé dans l’horreur, au grand désarroi des dirigeants politiques. Six mois après, le 25 juillet de la même année, Mohamed Brahmi a été abattu, selon le même mode opératoire, sans que l’on sache à ce jour qui sont les auteurs et les commanditaires. L’intolérable vient d’être franchi. Il n’y a plus de frontières à la barbarie. Aux yeux de l’opinion, le gouvernement a perdu tout crédit. La suite, on la connaît…
Mehdi Jomaa et son équipe d’experts avaient été choisis pour redresser, sauver un navire en détresse, pris dans la tempête du terrorisme et de la crise économique. Il prenait eau de toutes parts et menaçait de s’écraser contre les récifs. Il faut tout le doigté, l’habileté d’un bon skipper et le professionnalisme d’un équipage pour éviter le naufrage et conduire l’embarcation vers les eaux calmes des élections, tant attendues et espérées.
Ultime condition : mettre le cap sur la relance de l’économie, en s’efforçant de réduire les déficits, et baliser les voies de passage vers les élections, en débarrassant le pays des poches de terrorisme qui pullulent dans le mont Chaambi et dans les villes. Il n’a d’autre choix, face à leur barbarie, que de terroriser les terroristes pour éradiquer ce fléau. Mission d’autant plus difficile et dangereuse que le ventre qui a enfanté la bête immonde est encore fécond.
Face à l’urgence économique, le nouveau gouvernement s’est laissé entraîner par sa pente naturelle. Stabiliser rapidement l’économie avant d’inverser la courbe des déficits du chômage et des déséquilibres extérieurs.
De fait, l’économie figurait au premier rang de ses priorités, ne serait-ce que pour éloigner le spectre de la faillite. Les caisses de l’Etat étaient vides ou presque. La manne financière internationale était conditionnée par le retour aux équilibres macroéconomiques. Le gouvernement se devait d’engager, dans la précipitation, de difficiles réformes : Caisse générale de compensation, fiscalité, sécurité sociale, déficits des entreprises publiques, restructuration des banques publiques, code d’investissement.
Le gouvernement s’y employait du mieux qu’il le pouvait. Mehdi Jomaa s’est déplacé lui-même chez nos principaux bailleurs de fonds pour donner du pays l’image qui doit être la sienne, après que celle-ci a été sévèrement écornée.
Ses ministres n’étaient pas en reste pour promouvoir la vocation industrielle, touristique et agricole du site Tunisie, tombé ces trois dernières années en déshérence.
L’économie encore et toujours. Jusqu’au jour où le pays est de nouveau secoué par l’horreur et la barbarie et rappelé avec brutalité à cette triste réalité que les terroristes peuvent frapper à n’importe quel moment, selon un mode opératoire élaboré. Le pays est encore sous le choc après qu’ils ont pris pour cible, sans aucune forme de riposte, la demeure du ministre de l’Intérieur, chez lui, à Kasserine, dans une zone sous contrôle militaire et à quelques encablures des locaux de la sécurité… Stupeur et indignation. Quatre agents de sécurité, chargés de la protection de la maison, sont abattus par un commando de plus d’une vingtaine de terroristes qui ont pris le temps de se replier à pied, semble-t-il, sans être inquiétés.
Beaucoup de questions demeurent en suspens et une seule certitude : le pays est en grand danger. Que vaut alors l’issue du dialogue économique national ? Que penser dans ces conditions d’un ou de deux points de réduction de déficit budgétaire ? Le gouffre financier des dépenses de la Caisse générale de compensation, le trou de la sécurité sociale, le déficit budgétaire peuvent attendre des jours meilleurs. L’endettement du pays, même grandissant, y supplée. Il menace beaucoup moins que le terrorisme. Il est encore très en deçà de son seuil d’alerte.
Aujourd’hui, il n’est d’autre priorité que celle d’engager une guerre globale et sans merci contre le terrorisme. La vie de ses victimes abattues froidement n’a pas de prix. Les bailleurs de fonds, pays ou organismes financiers, FMI et BM en tête, le comprennent. C’est maintenant ou jamais qu’ils doivent nous aider pour éradiquer le terrorisme. La Tunisie est aujourd’hui en première ligne, menacée de surcroît par l’onde de choc terroriste en provenance de ce qu’il faut bien appeler encore la Libye.
Mais à ce que l’on sache, notre pays est à une heure de vol des côtes nord de la Méditerranée. Il fait office, au sens propre et figuré du terme, de balcon de l’Europe. Rien de ce qui se passe à sa porte ne peut la laisser indifférente.
Vaincre le terrorisme est aujourd’hui notre principale préoccupation et notre priorité, sans quoi rien de ce qui sera entrepris n’a de chance d’aboutir. Le dialogue sur l’économie bute contre ses propres limites quand l’intégrité physique des Tunisiens est en danger. Qui va investir dans des régions- et même ailleurs- minées par le cancer terroriste ?
Vaincre le terrorisme pour que les élections, dont on ignore encore la date, aient un sens, un but politique et ouvrent la voie à la construction de la démocratie.
S’il est débarrassé du boulet terroriste, le prochain gouvernement issu des prochaines élections aura moins de contraintes et saura retrouver le chemin de la croissance. La confiance viendra avec la stabilité et la sécurité retrouvées. L’investissement repartira pour retrouver, et pourquoi pas, dépasser ses pics antérieurs. Les déficits finiront par se résorber progressivement d’eux-mêmes dans la croissance. Avec la montée des eaux, quand la marée se lève, la flottille des barques prendra le large. Autant dire que les entreprises retrouveront des couleurs et des raisons pour investir.
Aujourd’hui, un seul objectif, un seul mot d’ordre : l’union sacrée pour faire front contre le terrorisme, le crime organisé, la contrebande et les trafiquants en tout genre. La vérité des prix pour soulager la CGC, en dehors peut-être de l’énergie, peut attendre. N’ajoutons pas une crise à la crise. Ne nous trompons surtout pas d’objectif…