Les prochaines élections tunisiennes terminent l’ère de la transition, parsemée d’embûches, de mises à l’épreuve, d’espoir et de désillusion, de flux et de reflux du processus démocratique. La veille citoyenne a pu mettre fin aux dérives, imposer l’établissement d’un Etat de droit et libérer le pays du rouleau compresseur théocratique. Les arrangements obtenus par le quartet, à défaut d’une « réconciliation », hors de question vu les positions irréductibles de la famille islamique et de la mouvance libérale et démocratique, ont permis l’adoption d’un discours de consensus et la formation d’un gouvernement non-partisan. Les discordes sur le timing des élections présidentielles et parlementaires permettent de gagner du temps et de prolonger de quelques jours ou de quelques mois le mandat des constituants. Avant-garde de la population civile, le quartet doit signer la fin de la recréation.
D’ores et déjà la classe politique se divise en perdants et en gagnants. Préoccupation de l’heure, le Président provisoire de la République et le président de l’Assemblée Constituante, dont le mandat touche à sa fin, ne doivent pas rater leur sortie de scène. D’autre part, la fin de la transition a induit un changement du paysage politique, en dépit « du repos du guerrier » bien mérité des acteurs de la conjoncture. Dans ce contexte, les groupuscules formés par des démissions des alliés de la Troïka mettent à l’ordre du jour des combinaisons impossibles. D’autre part, Ettakatol et le CPR, qui ont trouvé leur ancrage auprès d’Ennahdha, annoncent des virages. Ettakatol forme avec le Courant démocratique, le Parti du travail tunisien et le mouvement de l’unité populaire une « alliance de centre gauche ». Est-ce à dire qu’il a consommé son divorce avec Ennahdha, qui lui a assuré la présidence de l’Assemblée Constituante ? D’autres combinaisons sont en cours. Elles ont un but électoral, essentiellement pour les mouvances minoritaires, dirigées par des candidats à la Présidence : CPR, Joumhouri, le Courant démocratique, le Parti destourien. Dans cette guerre électorale, déjà engagée, les programmes, les choix et les visions semblent abandonnés aux vestiaires. Les acteurs politiques semblent opter pour une procédure de convenance, limitée à de petits arrangements électoraux, sur le dos des Tunisiens.
Or, l’élection est « un opérateur de vérité ». Elle ne peut admettre l’oubli des attentes citoyennes. La prégnance des idées néolibérales des partis risque d’occulter les attentes sociales (pouvoir d’achat, emploi, régions défavorisées). L’habilitation citoyenne ne peut tolérer ce processus, assimilé volontiers à l’opposition de l’élite au peuple, du pouvoir sur les dominés. Prenons la juste mesure du risque d’explosion sociale, qu’une telle politique peut provoquer. Autre fait important, la donne politique et les sit-in de l’été 2013 ont érigé en idéaltype : la bonne gouvernance, la séparation du politique et du religieux, la liberté de conscience et l’égalité homme/femme. Le rejet de la théocratisation constitua « l’interdit fondateur » des mouvances de l’opposition. Les « brûlots polémiques » d’annonces de campagne, des partis non accrédités de bons résultats par les sondages, apparaissent comme des recherches désespérées d’audience. D’autre part, leurs recherches d’alliances, bien entendu, contre nature, avec Ennahdha, oublient « le différent fondateur » qui constitue leur raison d’être.
Ennahdha révise son discours théocratique ou plutôt elle tente d’élargir son idéologie, en conjuguant son discours frères-musulmans, avec l’école zeitounienne, le mouvement des réformes du XIXe siècle et l’approche des Droits de l’homme, de l’aile libérale du Néo-Destour (discours de commémoration de la naissance d’Ennahdha, de son président, 7 juin 2014). Tactique ou nouvelle stratégie, le discours d’Ennahdha semble s’adapter aux exigences de la conjoncture régionale, la remise en cause du mouvement des frères musulmans et la nécessité de « se servir de la peau du lion et de celle du renard, l’une après l’autre« , à l’instar des Principes généraux de la guerre de Fréderic II. Mais est-ce que cette adaptation pragmatique remet en cause le discours fondateur du mouvement islamiste ? Ne perdons pas de vue, cependant, la solide organisation du parti, la grande centralisation de son establishment et sa capacité combative.
Nidaa Tounes rassemble la majorité démocrate, libérale, séculière sinon laïque. Répondant aux exigences de ses électeurs, il a reporté son congrès constitutif, qui avait pour objet d’adopter une nouvelle hiérarchisation de ses cadres. Le dernier entretien de son leader Béji Caïd Essebsi (skynews arabia, 8 juin 2014) a dissipé les craintes et plutôt les malentendus, suscités et exploités à bon escient par ses concurrents, par ses concertations avec Ennahdha. Le retour aux normes permet d’instaurer le débat, de promouvoir les valeurs du « vivre ensemble ». Nidaa Tounes ne doit pas perdre sa boussole politique. Remarquons, d’autre part, que le jeu politique favorise bien entendu le dialogue. Mais il ne peut exclure la discussion des points de discorde, avec ses protagonistes. D’autre part, « l’interdit fondateur », valeur partagée de la société civile et de l’opposition libérale, nécessite plutôt un rapprochement avec les partis qui adoptent ce thème fédérateur. C’est le moyen de défendre l’avenir de la Tunisie. Fait d’évidence, les jeux ne sont pas encore faits. La société civile doit rester mobilisée. Elle doit discerner le jeu des masques et des identités multiples, pour retrouver sa voie et s’ouvrir l’horizon de la promotion, du progrès et du développement global.