A L’heure où nous mettions sous presse, s’ouvrait un atelier stratégique national intitulé : vers un nouveau modèle de développement pour la Tunisie. C’est une nouvelle version rénovée du dialogue économique, expurgée des formations politiques. Est-ce à dire que le dialogue économique dans sa version originale dominée par les partis politiques, traversés par d’inextricables lignes de fracture idéologiques, a vécu faute d’avoir abouti ? Car au-delà d’un accord sur les mesures d’urgence de sauvegarde de l’économie, le dialogue économique national avait vocation de décliner les orientations stratégiques et de dessiner les contours d’un nouveau modèle de développement. Peu de choses ont filtré des discussions tumultueuses de cette enceinte, transformée en champ clos d’affrontements idéologiques et partisans.
L’atelier stratégique national… : la nouvelle enseigne a une connotation à la fois neutre et technicienne. Le choix des mots n’est pas fortuit, celui des intervenants non plus. A croire que le nouveau gouvernement désespère des « politiques », plus attachés à défendre leur propre survie qu’à s’impliquer réellement et courageusement dans la définition des conditions d’un redressement durable de l’économie qui ne va pas sans sacrifice. Ce serait trop demander aux politiques, engagés sans interruption dans une campagne électorale à l’issue incertaine.
Serait-ce une manière élégante de se raviser ? Le fait est que le gouvernement Jomaa entend marquer son passage, laisser son empreinte et aller jusqu’au bout de son contrat, fût-il à durée déterminée – CDD. Il ne se contente pas d’expédier les affaires courantes et de jouer l’auxiliaire de service du quartet. Il prend ses responsabilités en voulant mettre en perspective de nouvelles lignes de développement économique et de nouveaux mécanismes de régulation sociale. Il réunit à cet effet les états généraux de l’économie, avec la participation effective des ministres de l’Economie et des Finances, de l’Industrie, de l’Energie et des Mines, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et des Technologies de la communication. On notera également la présence du gouverneur de la BCT. Ce cadre conviendrait mieux à un débat d’orientation et d’inspiration économiques. Où l’on parle le même langage. Dans ce cénacle de doctrine économique partagée, les divergences d’analyse enrichissent plus qu’elles n’altèrent la réflexion.
Cette démarche est en cohérence avec l’esprit et la lettre d’un gouvernement qualifié de compétences. On touche ici au cœur du problème. La question est enfin implicitement posée de savoir qui de la politique ou du droit doit régir l’économie.
Jusqu’ici, nous avons placé la politique au-dessus de tout, souvent au mépris du droit. L’économie n’en étant qu’un sous-produit. Assistons-nous, via cet atelier, à un rééquilibrage qui n’est pas sans conséquence sur notre vision de l’économie ?
Le fait d’avoir été en permanence sous l’emprise de la politique a accentué notre inclination et notre propension à penser macro-économie, aux dépens de la micro. Nous avons ainsi délibérément préféré une certaine vision keynésienne qui privilégie la demande, c’est-à-dire le pouvoir d’achat, négligeant ainsi les politiques d’offre et d’inspiration micro-économiques qui, dans bien des cas, s’avéraient nécessaires pour nous tirer d’affaire.
Nous ne voulons pas dire par là qu’il faille renoncer ou rompre avec le keynésianisme, mais simplement rappeler, qu’à défaut d’une politique d’offre, l’entreprise sera en mal de profit. Or le profit d’aujourd’hui, c’est, dit-on, l’investissement de demain et l’emploi d’après-demain.
Il revient à un gouvernement de compétences, de ramener le pendule au centre. Il doit concevoir un policy mix entre politique d’offre et de demande, un mélange de volontarisme et d’économie de marché qui définiront les contours d’un véritable modèle de développement. Celui-ci ne s’improvise pas ; et puis, nous n’allons pas réinventer la roue. Nous vivons dans un monde réduit à la dimension d’un village planétaire. Il suffit d’observer, de regarder autour de nous. Une évidence s’impose. Des pays et non des moindres, comme le Japon, la Corée et Taiwan, pour ne citer que ceux-là, se sont construits en s’appuyant sur un même modèle, celui d’un Etat développeur, un Etat stratège qui met en cohérence le système politique, administratif et l’outil productif. Le capitalisme à la chinoise dont on n’arrête pas de louer le dynamisme reprend le même contenu et le même modèle. Pour tous ces pays, comme pour d’autres en croissance rapide et soutenue, l’Etat n’a jamais abandonné les commandes de l’économie et ne le fera pas de sitôt. La crise des subprimes de 2008 a confirmé avec éclat cette incontournable vérité. C’est de la Mecque de l’entreprise privée que des banques, des compagnies d’assurances, des entreprises aux ramifications internationales ont lancé un appel au secours à l’Etat.
L’Etat développeur est toujours là, même si un grand nombre d’économistes en avaient prédit le déclin. Ce modèle n’est pas l’apanage des pays asiatiques, ni celui des pays industrialisés. La profusion de discours à connotation libérale ne doit pas masquer la réalité des choses. L’Etat est constamment à la manœuvre. A croire que sans volontarisme étatique, il n’y aurait point de liberté d’entreprendre. Toute la difficulté est de ne jamais s’écarter de ce subtil équilibre.
Notre modèle de développement, qui nous a propulsés dans le groupe des pays à revenus intermédiaires, à la lisière des pays industrialisés, a donné des signes d’essoufflement avec le désengagement brutal de l’Etat, quand celui-ci a failli dans sa fonction de régulation sociale. Les mécanismes de répartition ont été intoxiqués et pervertis par la prolifération d’interférences néfastes, qui ont mis à mal le mode de gouvernance économique et social.
Les écarts sociaux n’avaient d’égale que la concentration inacceptable de revenus aux origines assez troubles ; les régions en ont beaucoup souffert. L’enseignement se dégradait au fil des ans et ne s’en est jamais relevé. Notre système de santé, qui faisait naguère notre fierté, se délabrait à vue d’œil. Du coup, notre politique industrielle, car il y en avait une, n’avait plus les moyens de son ambition ; elle relevait plus du cas d’école et était plus proche de la fiction que de la réalité. La corruption qui se propageait comme une traînée de poudre a fait le reste.
Les investisseurs étrangers, qui sont montés au fil des ans de plusieurs crans dans la chaîne de valeur, craignaient à leur tour l’absence de sécurité juridique de l’investissement. La corruption a fini par gangrener tout le système. Il est peu probable qu’elle ait disparu de nos contrées. Certains prétendent même le contraire.
Nous ne pouvions dès lors nous projeter avec force dans l’économie de la connaissance, maîtriser de nouvelles filières technologiques moyennant un fort apport d’IDE, ni profiter des relais de croissance qu’offre l’économie verte quand notre système d’enseignement et nos centres de formation sont en perdition, faute d’exigence d’excellence. Nos diplômes, autrefois cités en référence, se sont considérablement dépréciés, démonétisés. Le pire est que le phénomène s’est accentué et amplifié. Les péripéties qui ont entouré l’épreuve du baccalauréat 2014 finiront par leur faire perdre toute crédibilité.
L’éducation et la formation, principaux instruments de conquête dans une économie ouverte et mondialisée, ont rendu les armes, faisant craindre une sortie de la compétition, une reddition sans conditions. Nos infrastructures, l’autre point d’appui dans la guerre économique mondiale, n’ont pas suivi le développement de l’industrie et des services; elles sont en net décalage et très en-deçà des standards mondiaux. Nous nous sommes laissé distancer, à l’orée du 21ème siècle, par des pays émergents qui venaient loin derrière nous.
Vouloir changer de modèle de développement peut paraître assez présomptueux. Cette vision des choses, cette démarche perpétue, d’une certaine manière, l’ancien paradigme qui maintient l’économie sous l’emprise du politique. Les architectes du nouveau modèle seraient bien inspirés d’instituer et de consacrer cette rupture, tout en réinstallant l’Etat dans son rôle de développeur et de stratège. C’est moins d’un modèle de développement qu’il s’agit que d’un modèle social qui préserve tous les ressorts de la production, tout en assurant une répartition équitable des fruits de la croissance. On ne peut, en effet, distribuer que ce que l’on produit. C’est là le véritable enjeu. Le reste, c’est du ressort des entreprises qui doivent être libérées du joug d’une bureaucratie tatillonne. Il faut, à l’évidence, plus d’Etat mais mieux d’Etat. Qui aura à cœur de libérer toutes les énergies et toutes les initiatives.
Les modèles de développement existent certes, mais ne se décrètent pas ; ils prennent forme, pierre par pierre, et strate par strate. Nos entreprises ont besoin d’un cap, d’une vision, d’un grand dessein national. Il leur faut une orientation stratégique, une préférence nationale de structure, une législation en mouvement qui puisse libérer la croissance.
Pour allumer en permanence les feux de la croissance, l’Etat doit amorcer dans les régions et les zones à rentabilité réduite ou incertaine la pompe de l’investissement, accompagner, inciter et booster les investisseurs privés. Il lui appartient d’assurer la sécurité, la stabilité et de déclarer la guerre contre la corruption, d’améliorer le climat de l’investissement, la qualité de la vie dans les régions pour motiver les investisseurs, étrangers surtout.
Un modèle de développement est plus qu’une simple représentation ou un schéma théorique. Il est l’expression d’une volonté commune, d’une ambition nationale, d’un désir d’avenir de tout un peuple qui aspire à l’unité, au progrès, à la justice et à la prospérité.
Un modèle de développement, c’est le cri de ralliement de toutes les composantes de la société, convaincue qu’en l’absence de solidarité, de labeur, de cohérence, de partage et de sacrifice, elles courent à leur perte. C’est l’ultime reconnaissance que sous le toit de la maison Tunisie, il ne peut y avoir de guerre de religion, de clivage idéologique profond, de haine et de ressentiment. Inutile de charger la barque par des revendications excessives et peu raisonnables ; nous devons tous et par tout temps ramer dans le même sens.
Un modèle de développement, c’est la démonstration au quotidien de notre adhésion à la culture du travail, à l’impératif de compétitivité, de notre attachement au respect de la loi… C’est l’affirmation haute et forte de l’Etat de droit, résolu et déterminé d’exercer toutes ses prérogatives et fonctions régaliennes.
Que signifie un modèle de développement quand plus de 50% du PIB échappe au contrôle de l’Etat ? Quand la loi est bafouée et la contrebande érigée en système et quand prolifèrent les zones de non-droit ? Quand nos villes se transforment en dépotoirs et en décharges publiques, qu’elles empestent d’immondices, mettant en danger la santé des citoyens ?
Qui ose encore, dans ces conditions, parler de qualité, d’excellence, les principaux piliers de l’investissement et de la croissance ? Le plus grave est que quand tout se banalise : le terrorisme, l’inflation, l’incivisme,… La résignation est le pire des dangers, car plus rien ne pourra freiner notre régression. De là à amorcer une remontée ! La perspective d’un nouveau modèle – fût-il très élaboré – n’y suffirait pas. La menace est réelle. L’exécutif ne pourrait engager les nécessaires, profondes et difficiles réformes qui dessinent les contours du nouveau modèle de développement sans réaffirmer l’autorité de l’Etat sur toutes les parcelles de l’économie. Il doit se réapproprier les espaces et le champ de production et de régulation qu’il a abandonnés ou délaissés et rénover les mécanismes de répartition tombés en déshérence. A charge pour lui de réhabiliter pleinement le droit, l’initiative privée et de conclure pour l’éternité un pacte de confiance avec les chefs d’entreprise. On le voit du début à la fin : tout se fera avec l’Etat, et rien ne se fera sans lui. L’Etat sinon rien !