Pendant plus de 50 ans, par la répression, la manipulation, l’exil, la distorsion et la fraude déclarée, deux régimes avaient réussi à gagner chaque élection présidentielle et chaque siège de député. Non concurrentielles, non libres et sans enjeu, les élections se déroulaient dans une indifférence quasi générale. Le régime de Ben Ali, ouvertement antidémocratique et liberticide, avait tout fait, tout essayé, pour conserver ne serait-ce qu’un simulacre d’élections : tripotage gouvernemental, bourrage des urnes, participation d’une opposition faire-valoir ainsi qu’un clientélisme qui n’était en aucun cas une menace effective pour le pouvoir. Certains des représentants de cette opposition de parade sont aujourd’hui parmi les plus vifs pourfendeurs du régime déchu. Tout cela avait fini par générer une apathie publique généralisée, et hormis les prosélytes du parti hégémonique, presque personne ne se donnait la peine de s’intéresser à des questions politiques car n’ayant nul doute quant à leur issue.
La chute du régime de Ben Ali avait, comme il fallait s’y attendre, suscité une contestation systématique et généralisée, exprimée dans une pagaille de revendications et avait rendu les médias totalement livrés à eux-mêmes. De nouveaux acteurs politiques, qu’ils émanent de la société civile ou rentrés d’exil, inconnus du grand public et nullement organisés, se précipitèrent pour former des partis par dizaines, chacun s’autoproclamant détenteur de la légitimité révolutionnaire, à travers des discours allant de l’anachronique à l’obsolète.
Les élections du 23 octobre 2011 ont permis l’affirmation de deux tendances politiques majeures décantant sérieusement un paysage politique jusque-là confus.
Malgré la frénésie culminant un processus démocratique naissant, les prochaines élections vont se dérouler au mépris du citoyen ordinaire. Non enrôlé dans un parti, l’électeur lambda est plus que jamais indifférent à la politique après la déroute du premier gouvernement élu en plus de la situation économique actuelle du pays qui se dégrade dangereusement. Aujourd’hui, au désordre des images se mêlent discours, déclarations intempestives, menaces et autres accusations où se confondent sciemment le vrai et le faux. Dans un tel brouillard l’électeur, qui n’a jamais su en quoi consiste l’essentiel de l’activité politique, parvient difficilement à faire le partage entre le superficiel et le consistant, le futile et le cohérent, le rationnel et le déraisonnable, la trivialité du propos et l’inconsistance de la réflexion. Plus l’échéance se rapproche plus le tableau apparaît confus, plus les gestes des acteurs deviennent agressifs et plus l’écho des paroles retentit plus intensément. S’il en est ainsi de la politique aujourd’hui, pourquoi des citoyens se donneraient-ils la peine demain de s’intéresser ou de participer aux prochains scrutins ?
Car lorsqu’on parle d’élections démocratiques, on a généralement à l’esprit un scrutin bâti sur une parfaite connaissance des candidats en lice : leurs personnalités, leur parcours, leurs programmes, etc. Pourtant on ne voit pas chez nous de mouvements de candidats qui parcourent les quatre coins du pays portant messages, promesses et mises en garde. Contrairement aux pays démocratiques, la quête aux voix ne répond à aucune organisation, à aucune exigence de vérité. Il n’existe aucune relation entre l’élu et son électeur, aucun dialogue formel ou informel qui se noue habituellement entre celui qui se présente aux élections et celui qui participe au vote. La distance entre les quelques individus qui occupent en permanence la scène politique et les populations est immense et n’existe que parce que les médias et les réseaux sociaux en font leurs choux gras : les formules sont figées, les slogans vides, les jeux de mots ineptes. Associations d’images, comparaisons et métaphores désobligeantes dénaturent l’action de l’adversaire, le ridiculise.
Une campagne électorale est en principe un lieu d’initiation, un temps d’affirmation, une démonstration d’un savoir-faire électoral acquis et enrichi au cours d’épreuves successives. D’où l’attention dont bénéficient en priorité ceux que l’on peut considérer comme des professionnels de la politique, parce qu’ils en vivaient même si cela se passait sous un régime non démocratique. Les autres, ils donnent avant tout l’illusion d’exister, de former une équipe crédible, mais ne possèdent ni argumentation électorale, ni slogan, ne sont pas porteurs de messages précis voire dépourvus de toute cohérence politique.
Aujourd’hui, la scène politique se réduit de plus en plus en des rivalités de personnes, sans refléter des rapports de forces locaux ou régionaux, sans enjeux nationaux. D’un côté Ghannouchi, chef d’Ennahdha. Bien que son parti ait quitté le gouvernement contraint et forcé, il continue à agir plus que jamais dans la perspective d’un retour en force grâce à des milliers d’irréductibles. De l’autre, Caïd Essebsi, un vieux renard de la politique qui a su attirer au parti, Nidaa Tounes, une forte masse de fidèles sans autres nuances que leur crainte des islamistes. Mais l’exposé politique qui accompagne et alimente les discours de ces deux protagonistes ne constitue pas le centre des préoccupations qui mobilisent actuellement l’intérêt des Tunisiens. Leurs assemblées offrent le même balisage politique : entrée en scène, tribune et micro, applaudissements. Tous vont lutter contre le chômage et l’exclusion. Tous ont un projet de société. Dans l’assistance, on aperçoit les mêmes visages, on retrouve ces mêmes personnes présentes aux différentes séances tenues, sans compter les opportunistes de tout bord qui cherchent à réorganiser leur vie en fonction d’une carrière à réaliser, de postes à conquérir, rejoignent des partis sans avoir jamais fait de politique, ni géré des départements, ni administré des institutions. Si, au cours de ces congrès, les questions sont rares, ailleurs les langues se délient, laissant apparaître les problèmes, les rivalités, les animosités et les difficultés de tous ordres. Les deux partis, chacun à sa manière, finissent alors par appliquer les usages du parti unique à la démocratie.
Entre ces deux grandes formations, des personnalités et des groupes intermédiaires peinent à s’affirmer, mais tous pensent que les conditions leur paraissent réunies pour la mise en œuvre de la politique qu’ils croient nécessaire pour la Tunisie. Il y a bien sûr ceux qui usent des armes de l’identité ainsi que les forcenés qui voient partout le complot sioniste. Il y a aussi ceux qui ont trahi leurs électeurs mais conservent suffisamment d’effronterie pour oser encore revendiquer la magistrature suprême. Il y a ceux dont les fonctions et les responsabilités sont longuement rappelées comme preuves de compétence et d’action en guise de discours politique. Enfin plus cocasse, le cas de cet ancien ministre de Ben Ali qui n’a pas trouvé meilleure légitimité que de prétendre, publiquement, qu’il était en première ligne pour succéder à Ben Ali avec, en sus, le soutien de l’administration américaine. Entendue qui fait et défait les gouvernements. Celle-là même qui a soutenu puis lâchée les islamistes en Tunisie et en Egypte et soutenu partout les violents salafistes.
Egaré dans cette inextricable actualité politique l’électeur est non seulement peu concerné, incapable même d’associer le nom du candidat à son parti, mais aucun leader n’osera, devant la réalité des chiffres, placer son programme sous le signe de la prospérité pour tous. Dès lors la victoire ira inévitablement au parti le plus puissant : celui des abstentionnistes.