Ce début de XXIe siècle est celui de l’Allemagne. Si l’an passé, The Economist avait représenté ce pays comme une « puissance récalcitrante », n’osant pas encore s’affirmer, cette image n’est plus à l’ordre du jour : elle tend désormais à assumer son statut de puissance mondiale. En témoignent le leadership européen pleinement assumé par Angela Merkel et l’actuel bras de fer diplomatique engagé avec les Etats-Unis. Dans l’affaire d’espionnage des dirigeants allemands par la CIA, fait exceptionnel, ce pays européen et occidental a décidé d’expulser le chef des services secrets américains. Un épisode inimaginable dans le monde de l’après-1945. Précisément, l’avènement du nouvel ordre mondial marque une rupture avec celui qui a prévalu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
En 1945, l’Allemagne est vaincue, occupée, écrasée et divisée. C’est « l’année zéro ». La reconstruction de la RFA est rapide, spectaculaire. Tel le sphinx qui renaît de ses cendres, l’Allemagne de l’Ouest a préservé l’« esprit allemand », fait de rigueur et d’efficacité. Cette renaissance – symbolisée par la monnaie nationale : le Deutschemark – a favorisé et facilité la réunification historique en 1990. La séquence est suivie par un autre tournant moins perceptible, mais essentiel, qui tient au renouvellement de la classe politique dirigeante. L’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération a permis de transformer les mentalités. Helmut Kohl a été le chancelier de cette transition, de 1982 à 1998, le dernier à avoir vécu la guerre. A partir de 1998, avec Gerhard Schröder, né en 1944, puis avec Angela Merkel, née en 1954, les chanceliers allemands ont un rapport à l’histoire de leur pays différent de celui qui a prévalu jusqu’alors (Jacques-Pierre Gougeon). Une histoire contemporaine écrasée par le passé nazi et qui fixa les axes de la politique étrangère ouest-allemande : non-belliqueuse, pro-européenne et atlantiste.
L’absorption de la RDA au début des années 90 marque un tournant qui a totalement modifié la donne géographique, démographique et économique. Autant de domaines où le primat allemand (en Europe) s’est imposé de fait. L’ambition ou volonté de puissance de l’Allemagne ne manque pas d’arguments. L’Allemagne est aujourd’hui la première puissance démographique européenne (plus de 80 millions d’habitants), la première puissance exportatrice mondiale et la troisième puissance économique mondiale. De réputation mondiale, les produits industriels « Made in Germany » sont le fer de lance de sa puissance commerciale. Même si le secteur tertiaire (dans le commerce, le tourisme, la finance ou les télécommunications) a pris une part majeure dans le modèle économique national, le succès allemand est largement dû à sa capacité mondialement reconnue à produire et exporter des biens manufacturés de qualité : ses exportations représentent 40 % de son PIB et sa balance commerciale est largement excédentaire. Des chiffres qui traduisent bien la centralité d’une industrie allemande symbolisée par l’excellence de ses marques automobiles et portée par un réseau de PME compétitives dans les secteurs des machines-outils, de la chimie, etc. Sa santé économique et sociale contraste avec celle des pays latins et européens du Sud.
En conséquence, Berlin revendique désormais le droit de parler d’égal à égal avec les « grands » de ce monde, Washington, Moscou ou Pékin, où elle est reconnue comme un interlocuteur privilégié dès lors qu’il s’agit de s’adresser à l’Europe. En ce sens, les institutions de l’Union européenne censées représenter l’Europe sur la scène internationale demeurent invisibles et inaudibles, quasi fictives. Quant à Paris, le déclin politique de la France ne cesse de se faire sentir, surtout depuis la prise de fonctions de François Hollande.
Reste que la « vitrine allemande » ne saurait masquer les faiblesses de son modèle social (un faible chômage, mais au prix d’une précarité sociale croissante) et l’effondrement de sa démographie (corollaire du vieillissement de la population). Les prévisions statistiques montrent qu’au rythme actuel, la population aura diminué de 18 millions d’individus en 2050, chutant à 64 millions d’habitants… Enfin, devenue multiethnique, la société allemande tente de s’adapter à cette réalité sociologique qui ne relève pas de tradition culturelle. Dans la mesure où l’équipe nationale a relevé ce défi existentiel – en acceptant de s’ouvrir à des joueurs issus d’autres cultures et origines que purement germanophones – la société est appelée à son tour à (re)penser l’identité nationale de l’Allemagne du XXIe siècle.