Regardez attentivement cette photo souvenir. Tout indique qu’il s’agit d’un dîner officiel, mais il est beaucoup moins anodin qu’il n’y paraît. Il est question en effet d’une cérémonie d’Iftar, comme on dit, organisée par l’ambassadeur des Etats-Unis à Tunis, réunissant les « dignitaires » des partis politiques : ceux que les Américains considèrent comme les personnalités les plus marquantes censées représenter les horizons et toutes les sensibilités politiques du pays. Les convives, un groupe de 8, sont placés autour d’un chef de table qui veillera à organiser la conversation et à éviter les apartés. Passons sur le constat révélateur de la misogynie du monde politique. La soi-disant parité homme/femme dans ce domaine nécessite de réels progrès. Ce qui s’impose d’abord à notre attention c’est une chaise vide. Un invité manquerait donc à l’appel. Tout indique qu’il s’agit bien d’une absence et non d’un retard. La politesse et le savoir-vivre exigent en effet que l’on soit à l’heure et de préférence légèrement en avance. Sincèrement j’ai tout de suite pensé à l’ambassadeur du Qatar, mais renseignement pris, il s’agit du siège prévu pour Zied Lakhdhar, Secrétaire général du parti al-Watad, qui a refusé d’obéir servilement à cette invitation.
Les convives sont disposés selon un savant calcul où se mêlent convenance et familiarité et où chacun se trouve à côté de quelqu’un avec qui il aura plaisir à parler. On a veillé surtout à ce que le plan de table représente les personnalités politiques selon leur ordre d’importance aux yeux de l’Administration américaine. Ainsi l’ambassadeur se trouve-t-il flanqué à sa droite par Béji Caïde Essebsi et par Ghannouchi à sa gauche, jouant ainsi pleinement son rôle de mandataire ou de médiateur, selon le cas. Au premier plan, l’un des hôtes, un ex-ministre sous Ben Ali, s’agite et gesticule. En parfait habitué de la diplomatie de convivialité, il paraît lancé dans un exposé dont le seul intérêt est de tromper l’attente avant qu’on commence à servir le repas. Devant ses réflexions et son bagou incessant, l’attitude des autres convives semble osciller entre une indifférence polie et un intérêt de pure complaisance.
Voilà donc réunis ceux qui constituent la liste courte des prétendants au poste de président de la République. Tous sont appelés à réussir l’ultime test de plaire ou déplaire aux Américains : Béji Caid Essebsi pour Nidaa Tounes, Hamadi Jebali certainement au nom d’Ennahdha. Les autres ne représentent que des seconds couteaux devenus par magie fondateurs de partis ou mouvements politiques qu’on aurait grand mal à en dessiner les contours et la dynamique. Tous sont encore indécis quant à leurs alliances futures, tous cherchent désespérément l’aval et l’appui des Américains. Leur présence à la table de l’ambassadeur sert ainsi de symbole de la pluralité démocratique qui animera la future campagne électorale mais leur permet tout au plus de sentir qu’ils existent.
Il est quand même curieux, pour ne pas dire choquant, de voir plus que jamais les Etats-Unis, malgré tous leurs déboires et leurs échecs depuis l’invasion de l’Irak jusqu’à leur fiasco en Libye, vouloir jouer encore à la puissance hégémonique qui tire les ficelles, fait et défait les gouvernements, intervient dans l’appui à tel ou tel candidat, décide de l’issue d’un scrutin. Dans ce domaine, leur palmarès est lourd et parfaitement éloquent. Au départ, les salafistes contre les communistes russes en Afghanistan, puis les dictatures contre les islamistes, puis des islamistes contre les laïcs pour faire réussir un Islam modéré répondant parfaitement aux intérêts américains. Mais l’instrumentalisation de la violence salafiste par Ennahdha, son incapacité à prendre les mesures nécessaires pour contrôler l’extrémisme religieux dans le pays en plus de sa lamentable gestion des affaires, l’ont chassé du pouvoir sur insistance des Américains. Pour demain, d’autres options sont à l’étude au Département d’Etat. Pourquoi pas la formule d’un régime partagé entre islamistes et laïcs ? Dans tous les cas de figure, plaire à l’Administration américaine n’est-ce-pas une assurance pour l’avenir, un passage obligé avant toute initiative ?
L’Amérique serait-elle encore une puissance impérialiste ? Qu’on se rassure: mon intention n’est pas de reprendre à mon compte la logomachie gauchiste des années 1970, encore moins de la laver de cet affreux soupçon. Il s’agit simplement de savoir si, dans le cas tunisien, ou autre, les motivations d’une puissance impériale dans un monde unipolaire relèvent plus que jamais de ce qu’on appelle l’impérialisme. Il s’agit alors de savoir si ceux qui ont conquis le monde par leurs richesses, leur inventivité, leurs exigences économiques, leurs multinationales et leur diplomatie d’influence ; si ce grand peuple toujours imbu d’un sentiment de supériorité sur tous les peuples de la terre, qui prétend, selon les formules consacrées, « défendre tous ceux qui, partout dans le monde, aspirent à une plus grande liberté et un avenir synonyme de stabilité, de prospérité et de paix », et qui décide enfin du mode gouvernance des Etats, aurait-il vraiment besoin d’exercer une hégémonie ? En somme, peut-on encore parler d’un Empire américain ? Oui, car les Etats-Unis possèdent le plus grand réseau d’ambassades au monde et tous les océans de la terre sont quadrillés par ses flottes. Oui, car il y a surtout empire lorsque les peuples soumis éprouvent un sentiment de dépendance qu’ils pratiquent machinalement, même s’ils la trouvent bien encombrante. A chaque crise ne se tourne-t-on pas vers les Etats-Unis sans même se demander pourquoi ? Ainsi, dans la mesure où l’Amérique ne veut la démocratie qu’à l’unique condition qu’elle puisse la contrôler, le dîner chez l’ambassadeur prend alors tout son sens.
Parmi ces prétendants, tous flattés d’être l’objet de tant de considérations de la part du proconsul de l’Empire des Etats-Unis, figure l’heureux gagnant des prochaines élections qui, aimablement invité aujourd’hui, sera demain simplement convoqué.