Avons-nous à ce point perdu le sens des réalités ? On ne comprend plus rien à l’attitude et au comportement des Tunisiens. Ils veulent tout et tout de suite, dans un climat économique détérioré, sans s’en donner les moyens. Sans que cela soit possible ni même envisageable autrement qu’en précipitant le pays dans le chaos et le déclin.
Des salariés en furie – auréolés pourtant de nouveaux statuts et même de nouveaux privilèges -, pas moins d’ailleurs que des politiques de la 25e heure donnent à penser qu’ils s’emploient sans relâche à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Et qu’ils s’en donnent à coeur joie. C’est ce qu’on appelle mourir de plaisir.
Un seul mot d’ordre domine : travailler moins pour gagner plus. Et ce n’est pas le moindre de nos paradoxes. Les salariés, appuyés ou non par leur syndicat au jeu trouble et ambigu, s’insurgent contre la dégradation de leur pouvoir d’achat qui part en lambeaux, mais dont ils assument une large part de responsabilité. La vérité est que l’inflation a aussi une origine salariale quand il y a déficit de productivité. Salaires et productivité sont les deux faces d’une même réalité. Il ne peut y avoir d’augmentation de salaire sans nouveaux gains de productivité, pour ne pas déclencher une spirale inflationniste qui emporterait les dernières illusions des salariés et le socle productif des entreprises. C’est moins une simple vue de l’esprit que la triste réalité à laquelle sont confrontées aujourd’hui un grand nombre de nos entreprises. Foin d’incantations stériles, place aux statistiques, celles-ci sont sans appel. Elles font état d’une évolution bancale entre la montée des revendications excessives des salariés et leur contribution effective à l’effort de production. Le décalage est énorme : on travaille peu et moins bien, alors même que les exigences salariales n’ont plus de limites.
Recrudescence de grèves de plus en plus brutales, dégradation de la qualité du travail, montée de l’indiscipline,… autant de comportements suicidaires. On croule sous les immondices alors que les éboueurs obtiennent un statut, la garantie de l’emploi et des revenus largement en hausse. On paye plus cher notre électricité, l’essence et le gasoil par la faute d’activistes en tout genre qui bloquent production et prospection pétrolières. La classe politique ne s’en indigne guère et ne dénonce rien. Tout le monde finit par s’en accommoder. A l’exception des entreprises, en mal de visibilité, qui peinent à maintenir le cap ; elles résistent de moins en moins à ce travail de sape, à une guérilla menée de front par une sorte de coalition de salariés, aidés en cela par les reliques bureaucratiques d’un autre âge qui ont retrouvé souffle, dynamisme et nouvelles capacités de nuisance.
L’Etat lui-même, mis à mal de l’intérieur par des revendications catégorielles, n’a plus les moyens de sa politique. Chaque jour, il perd un peu plus de maîtrise sur ses propres entreprises, devenues à force de déficit un véritable gouffre financier, un simple instrument à distribuer des salaires à ses seuls employés, à n’importe quel prix pour le contribuable.
On ne s’étonne pas alors que la production chute, que la compétitivité des entreprises parte en vrille, que l’investissement décline, que le site Tunisie perde de son attrait et de son attractivité, que la Tunisie décroche.
Sans investissement en hausse, pas d’innovation et donc pas de croissance. Autant dire pas de distribution de richesses et de revenus. Ce qui signifie aussi et surtout que toute injection supplémentaire de monnaie financée par emprunt ou par déficit budgétaire gonflera la demande. L’effet est immédiat : l’excès de demande va dégénérer en inflation, avec son cortège de détérioration du pouvoir d’achat et de dislocation du tissu social.
Stagnation de la production, spirale inflationniste,… le décor est planté pour une interminable descente aux enfers du dinar qui, curieusement, résiste encore. L’enchaînement est inéluctable : il faut bien corriger le différentiel d’inflation et de productivité vis-à-vis de nos partenaires commerciaux et compétiteurs, par un réajustement du taux de change. Sinon, les marchés s’en chargeront de manière beaucoup plus brutale.
Ces dévaluations compétitives sont ce qui peut nous arriver de pire. Car dans l’état actuel de désorganisation de l’appareil productif, elles ont peu d’effet en matière de relance des exportations bien en panne alors qu’elles renchérissent les importations, ajoutant une inflation importée à celle qui sévit déjà. C’est le serpent qui se mord la queue. Qu’est-ce à dire, sinon que ce pays qui a fait de la dignité le credo de sa révolution, concourt de lui-même à dilapider ses propres richesses, à pérenniser un mécanisme de transfert à rebours des revenus au profit de ses partenaires commerciaux qui ont une toute autre attitude à l’égard de l’impératif de compétitivité ?
Les dévaluations compétitives ne sont rien d’autre qu’une perte de substance nationale ; elles consacrent les termes d’un échange inégal. Cela revient à échanger davantage de travail tunisien contre un même volume de travail étranger ; c’est consentir à une dévalorisation, à une démonétisation de notre travail. C’est nous enfoncer dans le cercle vicieux d’une dégradation ininterrompue de notre niveau de vie. Il faut, dans ce cas, travailler chaque fois beaucoup plus pour limiter la dégradation de notre pouvoir d’achat, réduit aujourd’hui à la portion congrue à cause du recul de la production, de la montée du chômage et de la hausse des prix.
Le comble, au pays des paradoxes, est que ce sont ceux qui dénoncent avec vigueur cette dérive du dinar qui assument la plus grande responsabilité dans ce désastre annoncé. Ils revendiquent un dinar fort. Soit. Sauf que la valeur du dinar ne se décrète pas ; elle s’impose d’elle-même, en cohérence avec l’état de nos fondamentaux économiques et financiers. Elle n’échappe pas à la dictature des marchés qui se trompent rarement.
Les politiques, qui jouent aujourd’hui aux vierges effarouchées doivent se raviser. A aucun moment, ils n’ont cherché à porter secours à une économie en danger. Bien au contraire, ils ont contribué par leur silence, leur complicité ou leur ignorance à ce travail de sape de notre monnaie. Ni loi, ni autorité, ni impératif de compétitivité… Ils ont pris part à ce déluge de feu contre des entreprises à qui ils ont fait perdre beaucoup de temps, de moyens et de marchés.
Ces politiques ne quittaient leur bulle qu’ils avaient enflammée par leur discours sectaire et peu conciliant que pour provoquer de nouvelles cassures dans les rapports sociaux au sein des entreprises. Les plus bruyants d’entre eux ne sont pas les plus audibles et les plus crédibles. Passe encore qu’ils n’ont ni programme, ni projet de société qui tienne la route, ni vision d’avenir. Ils se préparent à reculons pour les prochaines échéances électorales. Sans véritable stratégie de conquête de sympathie ou de voix, si ce n’est un excès de gesticulation et des effets d’annonce sans rapport avec la réalité du moment. Ils ont une vague idée de la sociologie électorale. Leurs discours en creux, sans appui, sans relais sur le terrain et sans destination précise sont comme une bouteille jetée dans la mer. A deux semaines de la clôture des inscriptions, la moitié du corps électoral est aux abonnés absents, sans que la classe politique ne s’en émeuve et ne se mobilise.
Au jour d’aujourd’hui, un seul parti domine et est très largement majoritaire, celui des abstentionnistes. Le spectre du 23 octobre 2011 est de retour ; les élections d’octobre 2014 pourraient n’être qu’un remake de celles qui les ont précédées. Si les choses restent en l’état, sans possibilité de prolonger le délai d’enregistrement, le résultat est prévisible. Moins de 4 millions de Tunisiens iront aux urnes. Simple arithmétique électorale : les formations politiques réduites souvent à peu de chose, qui font dans l’agit-prop, n’auront rien à se partager, pas même des miettes.
A quoi serviront les querelles de chapelle, voire de clocher, les slogans faisant office de programmes, s’il n’y a pas d’électeurs en face pour les écouter et les cautionner ?
Le véritable enjeu électoral n’est pas tant la recherche d’une posture, d’une identité ou d’un positionnement sur l’échiquier politique qu’une mobilisation tous azimuts et un vibrant appel contre l’abstention.
Les partis politiques en compétition, qui ne sont pas à un paradoxe près, sont dans un état de lévitation. Ils sont coupés de la réalité et prisonniers de leur bulle. Ils doivent descendre dans l’arène et remuer ciel et terre pour faire reculer les frontières de l’abstention. Pour que les prochaines élections qui désigneront les deux têtes de l’exécutif pour les 5 prochaines années aient un sens.
Les déboires politiques, les échecs économiques à répétition des 3 dernières années ont causé un large traumatisme chez les Tunisiens, qui nourrissaient d’immenses espoirs ; ils ont provoqué une cassure, une sorte de rejet, de désaveu, de discrédit, de dégoût même de la politique politicienne ; ils ont largement écorné l’image des politiciens. Comment dès lors réconcilier les Tunisiens avec la politique et les politiciens ? Ce ne sera pas facile, tant leur déception est grande.
Pour autant, les politiques, qui se préparent à solliciter nos voix, ont l’obligation de retrouver les véritables fondamentaux de la politique, de restaurer au plus vite la confiance perdue. Le temps leur fera défaut, si l’on en juge par la date butoir du 22 juillet 2014. Mais que l’on sache, il ne doit y avoir aucune loi, ni aucune instance qui s’autorise d’exclure, en laissant sur le bas-côté de la route quelque 50% du corps électoral, au motif de tenir des délais qui n’en sont pas. Ce serait contraire aux principes d’éthique politique et aux valeurs républicaines. Comment oserait-on parler, si tel devait être le cas, d’élections libres, transparentes et démocratiques ?
il ne faut pas dire ça à ceux qui cherche vainement un emploi…
Je vous invite à relire soigneusement cet article.