Récit de deux personnes pour comparer l’Aïd Esseghir d’hier et celui d’aujourd’hui dans une ville de l’intérieur : Kairouan. Reportage.
Il est 10 heures 30 en ce second jour de l’Aïd Esseghir (29 juillet 2014) sur la place du Grand Maghreb Arabe, qui fait face au Mausolée d’un compagnon du Prophète Mohamed (SWS), Sidi Sahbi, à Kairouan. Epicentre de toutes les fêtes religieuses, la place ne désemplit pas. Les vendeurs de merguez et de sandwichs Kafteji, qui se sont installés aux premières heures de la première journée de l’Aïd, sont toujours là. Comme les vendeurs de jouets.
Les enfants sur leur trente-et-un, dont beaucoup sont venus des localités situées aux alentours de la ville, d’El Oueslatia, de Hajeb Lâayoune, d’Echrarda ou encore de Sidi Amor Bouhajla, viennent y dépenser leur« mahba », le petit pactole qu’ils ont glané au cours de cette fête religieuse.
C’est le cas de Sahbi, chemise blanche et pantalon bleu, 13 ans, chevelure en broussaille et large sourire, venu accompagné de ses frères et sœurs, six au total. Ils sont sortis à 8 heurs du matin d’El Oueslatia, agglomération située à 40 Km au sud-ouest de Kairouan. A bord d’une camionnette Isuzu blanche. Le véhicule leur servira à faire le tour de la ville sous un soleil de plomb (38 degrés à l’ombre). Sa grand-mère de 74 ans est du voyage. Elle remplit les lieux, là où elle passe, habillée d’une mélia (robe traditionnelle des femmes rurales) de couleur marron, de ses traditionnels youyous.
« Ce qu’il nous prenait devait être automatiquement porté »
Chadlia est du voyage même si elle regrette les années d’antan. Lorsque l’Aïd avait un autre charme. Lorsque notamment des charrettes, tirées par des chevaux et des mulets, offraient une escapade à Kairouan. « On ne déboursait pas plus de 100 millimes et le voyage entre Essayed (autre nom donné au Mausolée de Sidi Sahbi) et El Haddadine (le quartier des forgerons) durait entre 10 et 15 minutes », confie Chadlia, tout en prenant une gorgée d’eau dans une gargoulette qu’elle traîne avec elle depuis le matin. «Ce n’était pas plus tard que dans les années quatre-vingt », ajoute-t-elle.
A l’unisson de Chadlia, beaucoup vous parleront à Kairouan de ce temps révolu où la ville vibrait plus qu’aujourd’hui au rythme de l’Aïd : Amor, 68 ans, se remémore encore des préparatifs du mois saint du ramadan et de l’Aïd. « Mon père ne ratait jamais l’occasion de blanchir notre maison entièrement à la chaux. Comme il décidait d’étamer tous les ustensiles de notre cuisine qui étaient, comme le veut la tradition, en cuivre », assure-t-il.
En ce jour de l’Aïd, Amor a installé une petite table bien au milieu du patio de sa maison dans la médina, à Houmt El Jamâ, à proximité de la Grande mosquée, sur laquelle il a planté un café maure et un grand bol d’eau froide en cuivre. Pour l’occasion, il a également porté une djellaba blanche en lin que son épouse Meriem a mis des heures à repasser.
« A une semaine de l’Aïd, mon défunt père, qui travaillait à la municipalité, nous emmenait, « en troupeau », mes deux sœurs, mes trois frères et moi, dans un magasin de Bab El Jalladdine, la principale artère de la ville, pour acheter des vêtements neufs », sourit-il. « Evidemment, on n’avait pas à choisir ce que nous allions porter. Ce qu’il nous prenait devait automatiquement être porté. On n’osait pas du reste piper mot », s’empresse-t-il d’ajouter.
Les doigts qui devenaient collants
« Et avec ça, on brûlait pourtant d’impatience de porter le jour J les vêtements qu’il nous imposait. Il m’est même arrivé de dormir, la veille de l’Aïd, avec mes nouvelles chaussures », précise-t-il.
Amor, qui tient une boutique d’artisanat dans la médina, regrette également qu’il arrive aujourd’hui que des enfants ne portent plus de vêtements neufs en ce jour de l’Aïd. Comme il arrive également que leurs oncles et tantes ne leur donnent plus la « mahba ». Cet argent de poche qui lui permettait jadis de s’acheter des bonbons et des jouets. Ainsi que ces pistolets que l’on chargeait de « cartouches en plastique ». Ou encore à acheter ces « banni banni », nom donné aux pétards que l’on jetait à tous les coins de rue, et « qui emplissaient la ville d’une odeur de plomb ».
« La « mahba » nous servait », raconte toujours Amor, « à acheter également, lorsque l’Aïd, dans les années cinquante, tombait en plein été, le fameux « Frigolo », une glace enroulée dans du papier de couleur gris et qu’un marchand ambulant maltais vendait dans une glacière qu’il portait en bandoulière ». « J’en raffolais et j’avais droit, chaque fois que j’en prenais, à une sacrée fessée », se souvient-il, comme si c’était hier : « La glace fondait très vite. Cela dégoulinait de partout et cela finissait par me salir les doigts qui devenaient collants».