Semaine du 5 août 2014. Une semaine presque ordinaire : des incendies de forêts, certainement d’origine criminelle, se succèdent et continuent de grignoter le patrimoine naturel du pays déjà fortement altéré. Sur le front de la lutte antiterroriste on va de tragédie en tragédie, la dernière étant la mort d’un soldat qui tentait de protéger la caserne militaire de la ville de Sbitla. Autre événement, mais celui-ci sort un peu de l’ordinaire : la condamnation à seize mois de prison ferme pour offense contre le chef de l’Etat d’un pauvre bougre qui s’est amusé à reprendre à son compte l’un des nombreux quolibets dont on avait affublé le président de la République depuis son investiture.
Dans l’intimité et le confort de mon bureau, les barrières entre le public et le privé s’abolissent, la mise à distance de la langue de bois des politiques me ramène à la vérité des choses, me permet de renouer avec le plaisir d’exprimer le fond de mes pensées. Aussi, m’accorderai-je un instant le bonheur de commenter comme je l’entends une décision que j’estime particulièrement troublante, injuste et démesurée. Dans un Etat de droit, la justice se doit d’être ferme et équitable et dans cette affaire elle a jugé bon d’appliquer à la lettre les dispositions des articles 125 et 67 du code pénal. Cependant, ce jugement rendu par une instance devenue brusquement scrupuleuse et intraitable, doit être ramené au contexte général du pays, au-delà de la personne ciblée dans ce crime de lèse-majesté. Par ailleurs, la démocratie est conçue comme un régime qui laisse les citoyens s’exprimer librement à condition, bien sûr, que cela se fasse de façon pacifique et dans le respect des lois en vigueur. Par conséquent, aussi bien par rapport au fonctionnement de la justice qu’au titre des principes du régime de démocratie, ce monsieur méritait bien la peine qui lui a été infligée. Toutefois, les choses ne sont pas si simples et rien n’est blanc ou noir. Alors essayons de voir les choses autrement.
Aujourd’hui, dans un contexte de médiatisation extrême de la vie démocratique, les personnalités politiques doivent s’attendre, une fois en exercice, à subir, comme un attribut constant de leur fonction, les incessants sarcasmes de la part d’une opinion publique qui tourne tout en dérision. Aussi, le Président Marzouki a été glorifié, dès le départ, de ce regrettable surnom qui résumait moins son incapacité à agir que l’insignifiance de ses prérogatives et ses propres maladresses, supposées ou réelles. Dans un pays qui reste tout de même de tradition autoritaire, l’institution présidentielle a largement dérapé et le président de la République n’apparaît plus, aux yeux du public, comme un élément indispensable à la conduite des affaires de l’Etat. Dans la mesure où M. Marzouki s’est bien accommodé à être le représentant d’une institution formelle, le peuple n’hésitait pas, à l’occasion, de le tourner en ridicule.
Voyons maintenant le contexte politique dans lequel baigne le pays depuis la chute du régime et qui s’est dégradé au point de faire croire à ce « rigolo » qu’il vit dans un Etat de non-droit, qu’il pouvait agir en toute impunité et par conséquent oser poser cette question imbécile au gardien du palais de Carthage. A ce propos, le spectacle donné depuis trois ans par l’ANC pourrait bien témoigner à la décharge de l’auteur de l’offense. Débats, auditions et interventions continuent de donner lieu à des querelles, des échanges d’insultes, des propos insolents. Des personnalités sont stigmatisées et vilipendées sans pudeur ni retenue par ceux qui se sont arrogés le titre de défenseurs des lois et des décrets du peuple. Citons en exemple le cas de ce député, par ailleurs agitateur notoire et grotesque, qui avait déclaré à l’époque avoir la ferme intention d’appeler à un examen psychiatrique le président de la République. Y-a-t-il outrage plus inqualifiable aux exigences de respect dû à un chef d’Etat ? Pourtant, faire passer le chef de l’Etat pour un psychopathe avéré et un cinglé n’avait soulevé aucune réprobation ni suscité l’indignation, et personne n’avait trouvé dans ce qualificatif la moindre valeur insultante ni considéré qu’il méritait de tomber sous le coup de la loi. De même qu’on a vu et entendu un roturier menacer de mettre l’ANC à feu et à sang sans subir la réprobation de ses pairs, sans être sanctionné par le bureau de l’assemblée, encore moins poursuivi par la justice. Il y a mieux : deux députés-prédicateurs, Sadok Chourou ou Habib Ellouz, authentiques chantres de la dissidence, n’hésitaient pas à exposer leurs adversaires à une mort certaine en les accusant de mécréance takfîr, et avaient même encouragé publiquement les jeunes tunisiens à partir au djihad en Syrie.
Avant mon arrivée à la tête du gouvernement, une justice craintive et frileuse se montrait d’une extrême magnanimité pour des milices dites révolutionnaires ainsi qu’envers les islamistes radicaux. Les juges hésitaient à se montrer aussi acharnés pour condamner les auteurs des violences accrues contre les journalistes, les intellectuels et les artistes, à réprimer les attaques perpétrées contre les tribunaux, les recettes des finances et les agressions contre les postes de police. Des mausolées étaient profanés ou incendiés, de nombreuses mosquées étaient désormais contrôlées par les salafistes et leurs imams chassés afin d’en faire une tribune pour discréditer l’ensemble des institutions, particulièrement la justice et la police, considérées à leurs yeux comme des tyrans taghout. Pourtant, le public n’a pas le souvenir de sanctions sévères, ou de peines exemplaires contre les auteurs de ces délits et plusieurs d’entre eux étaient relâchés le jour même au grand dam des policiers. On a même vu le leader d’une organisation salafiste traiter, dans des déclarations reprises par une presse de caniveaux, le ministre de l’Intérieur d’alors de chien, le narguer et le défier sans avoir été inquiété. Mieux, on sait maintenant que l’ordre de sa capture a été annulé par celui-là même qui faisait l’objet de ses menaces ! Pourtant, dans toutes ces affaires, qui sont de véritables faits insurrectionnels contre les institutions de l’Etat, la justice n’a fait preuve ni de diligence ni de sévérité. Tout cela pour rappeler que dans cette plaisanterie de mauvais goût, il n’y a pas eu mort d’homme et que l’on ne peut pas infliger des peines exemplaires et laisser tout le reste en l’état.
Enfin, je termine ces notes de mon journal en reconnaissant une maladresse. Il y a en effet des déclarations qui s’avèrent tout à fait inopportunes, inutiles même lorsqu’elles sont faites un peu trop vite, un peu trop tôt. Depuis que j’ai annoncé ma décision de ne briguer aucun mandat et que j’entends simplement assumer jusqu’au bout ma mission à la tête d’un gouvernement provisoire, je perçois comme une désaffection généralisée à l’égard de ce que je dis et ce que je fais qui n’intéressent plus personne. Le public et les médias se projettent déjà dans l’après-élection. Signe des temps : la présidente de l’UTICA, parfaitement dans son rôle, a reçu successivement Rached Ghannouchi et Beji Caïd Essebsi, comme le ferait en temps normal un Premier ministre, pour leur exposer les propositions du patronat sur le plan économique et social et connaître les programmes de ces deux grands partis en matière de politique économique. Mais voilà, la vie est ainsi faite qu’avant même de quitter ma fonction de premier ministre, je me rends compte déjà que je n’existe plus.