Semaine du 27 août 2014
La semaine passée a été d’une désolante routine. Depuis ma prise de fonction, des dizaines de conseils ministériels ont bien eu lieu, des décisions ont bien été prises, des « batteries » de mesures ont été définies, mais leur application reste toujours aussi hypothétique, guidée par la logique du tâtonnement, de l’essai et du renoncement. N’avons-nous pas décidé avec grand fracas la suppression des voitures de fonction pour enfin l’abandonner ? N’avons-nous pas décrété l’entrée en vigueur d’une taxe de sortie du pays dès le 26 août pour finalement la repousser au mois d’octobre ? N’avons-nous pas annoncé la disparition définitive du système de 25% de la moyenne annuelle dans la note finale du baccalauréat, parce qu’elle nuisait à la qualité de l’enseignement universitaire, pour finalement la baisser à 20% ? N’avons-nous pas tablé sur plus de sept millions de touristes pour finir par les réduire à six ? Alors pourquoi diable réunir un énième conseil ministériel pléthorique pour examiner l’accélération du processus de cession des avoirs saisis en constituant des commissions, en nommant des contrôleurs et en confiant le tout à un chargé du suivi et de la coordination ? Toute une technicité bureaucratique est mise en place sans préjuger du résultat final. Ainsi va la vie au pays des experts et des ronds de cuir, au gré des jours, sans que l’on sache où on va, sans se douter de ce qui va se passer. J’ai bien peur, et je souhaite vivement me tromper, que l’on ne retienne de l’action de ce gouvernement que l’image d’une Troïka déguisée qui n’aurait fait que précipiter davantage la déconfiture du pays.
Un événement m’a quand même soustrait à l’étouffant fardeau de cette vaine action gouvernementale. Il s’agit de l’entrevue que j’ai eue le 26 août avec le Général David M. Rodriguez, commandant des forces AFRICOM (United States Africa Command) ou chef du commandement militaire américain pour l’Afrique. C’est lui qui coordonne toutes les activités militaires et sécuritaires des États-Unis sur ce continent. Voilà un genre d’entretien qui pousse à la réflexion : sur soi d’abord, sur nous-mêmes, empêtrés dans nos propres contradictions, sur le désordre du monde, sur les incohérences et les mensonges des puissants et sur le désarroi de la solution américaine aux crises que traversent les pays du continent. La présence du commandant de l’AFRICOM révèle que nous sommes désormais bien placés sur la carte des nations en survie économique et sécuritaire, partageant le sort peu enviable de pays tels que le Burundi,les îles du Cap-Vert, la Guinée équatoriale, le Sao Tomé-et-Principe, ainsi que les îles des Comores, de Madagascar, de Maurice et des Seychelles, le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, l’Ethiopie, le Gabon, la Guinée, le Niger, le Sénégal, le Tchad et le Togo. Après le Burundi, où il s’était rendu le 7 août dernier, voilà que le Général Rodriguez nous fait l’insigne honneur de sa visite pour nous rappeler que la Tunisie et les Etats-Unis sont tous les deux confrontés à une menace commune que représentent aujourd’hui les organisations terroristes. Cela exige par conséquent des politiques concertées et une collaboration effective. Comme toujours, tout se réduit pour les Américains à une question d’argent. 60 millions de dollars US supplémentaires en 2015 devraient suffire pour aider la Tunisie à lutter contre la menace terroriste : acquisition d’équipements militaires (américains, cela va de soi) de détection et de neutralisation des mines, d’embarcations pour la marine destinées à la surveillance côtière, etc. Tout en louant ce geste généreux, qui confirme indéniablement la solidité de notre coopération bilatérale qui doit se poursuivre et se renforcer, selon la terminologie polie qui sied parfaitement à ce genre de rencontre, mon esprit est revenu à des considérations moins protocolaires que la présence du général dans son uniforme impeccable bardé de décorations n’a pas réussi à dissiper. J’ai pensé aux fondamentaux de la politique étrangère américaine : diviser, affaiblir, éliminer sans jamais laisser leurs alliés devenir trop forts ou s’émanciper de leur emprise. Tout cela au seul profit d’un capitalisme de libre-échange et des intérêts corporatifs américains.
Je me suis mis à reconstituer certains événements qu’on n’apprend pas dans les manuels scolaires. Que la CIA a délibérément incité l’Irak à envahir le Koweït, offrant ainsi un prétexte pour intervenir dans cette zone. Qu’en Afghanistan, la même CIA a commencé dès 1980 à aider et financer les moudjahids et Oussama Ben Laden, avec l’aide du Pakistan, pour en faire un instrument de lutte contre les Soviétiques. Que l’invasion de l’Irak, pays arabe laïque par excellence, a été ensuite menée sous un prétexte fallacieux, afin de procéder à un repartage des sphères d’influence, en premier lieu dans les sites pétroliers du pays. Qu’en Afghanistan, les Etats-Unis ont mené une vraie guerre d’occupation, détruit l’économie du pays et se sont aliéné la population avant de se rendre compte qu’il n’y aurait jamais de solution militaire au conflit. Ils ont alors préconisé une solution politique incluant des négociations avec les Talibans qu’ils étaient censés combattre. Les multiples interventions des Américains n’ont fait jusqu’à présent que semer le chaos dans plusieurs régions du monde. Là où ils passent, ils ne laissent derrière eux que des peuples profondément meurtris, en détresse humanitaire et des champs de ruines.
Au nom de la stabilité, condition obligatoire pour que leurs affaires prospèrent, les Américains commencent par installer ou tolérer des dictateurs (Saddam, Moubarak, Assad, Khadafi, Ben Ali) qu’ils soutiennent à bout de bras, qu’ils éloignent ou éliminent dès lors qu’ils deviennent encombrants pour les remplacer par d’autres régimes non moins tyranniques, d’obédience religieuse cette fois. Quoiqu’en pensent certains, les Etats-Unis, n’ont jamais souhaité la modernisation des sociétés arabes et ne désiraient pas vraiment laisser fleurir la démocratie ni le développement dans des pays dirigés par des régimes nationalistes, fortement séculiers, permettant le maintien d’une unité nationale en dehors de toute considération religieuse. Cependant, il faut le reconnaître, ces régimes devenus autoritaires et antidémocratiques, ont misérablement échoué à faire évoluer leurs sociétés malgré la disponibilité des ressources économiques et humaines. L’incapacité des gouvernements arabes à libérer la vie politique, a largement contribué à la montée du fondamentalisme islamique qui a rallié à sa cause de larges couches de la population. Les Américains ont tout de suite vu dans l’islamisation des sociétés arabes une alternative qui va bien dans le sens de leurs intérêts leur permettant, tout à garantissant la stabilité de la région, de faire échec à tous les mouvements nationalistes laïcs œuvrant à la modernisation et au développement. Ainsi, le Printemps Arabe, indûment regardé comme un soulèvement populaire, une révolution contre les tyrans et une démocratisation de la société, est surtout un maillon essentiel dans la stratégie américaine d’islamisation du monde arabe. Car, de leur point de vue, la promotion de l’Islam politique bloquerait toutes velléités de modernisation des pays arabes, profiterait en dernier ressort aux intérêts américains en conférant à ces pays le statut de simples aires de consommation pour leurs produits. On peut ainsi imaginer les termes du contrat conclu de longue date avec les Frères musulmans en Egypte et leurs pendants, sous le nom d’Ennahdha, en Tunisie : contribuez à notre accès au pouvoir, disent ces derniers, laissez-nous la liberté d’appliquer comme on l’entend la loi islamique et nous continuerons de coopérer économiquement avec vous.
Mais les choses ont tourné différemment. En Egypte, au terme d’une violente confrontation, l’armée a fini par destituer le gouvernement des Frères. En Tunisie, les islamistes ont géré le pouvoir à leur façon, comme un butin dont ils disposent pour s’y maintenir par tous les moyens, remettant en cause les acquis modernes de la société tout en ébranlant ses institutions. Leur gestion catastrophique de l’économie, les assassinats politiques, la dégradation de la sécurité en raison de leur complaisance à l’égard des groupes salafistes, ont démontré que la démocratie n’était pour eux qu’un moyen pour prendre le pouvoir et s’y maintenir à n’importe quel prix. Craignant de provoquer une guerre civile au pays, pressés par les Américains, ils se résignèrent à céder le pouvoir à un gouvernement provisoire de technocrates. Avec un tel bilan, en plus de l’avancée spectaculaire en Irak et en Syrie des troupes d’Al-Baghdadi et son trésor de guerre, les Américains, qui appellent aujourd’hui désespérément à la constitution d’une coalition mondiale pour combattre « le cancer de l’Etat Islamique » (dixit J. Kerry), se sont rendus compte, mais c’est déjà trop tard, que, partout où il passe, l’islam politique qu’ils ont tant vanté et qu’ils ont cherché à vendre à tous les pays arabes, génère inéluctablement la terreur djihadiste en même temps qu’il dégénère en une menace qui va bien au-delà de toute autre menace terroriste connue jusqu’à présent.