Ils étaient, trois années durant, honnis, proscrits, détestés, ostracisés, stigmatisés, bannis par la classe politique qui les avaient jetés en pâture et livrés à la vindicte populaire. Ils sont, aujourd’hui, élections obligent, ardemment sollicités, adoubés, encensés par ceux-là mêmes qui les vouaient hier aux gémonies. Les partis politiques se les arrachent à force de séduction, de convoitise. Ils leur déroulent le tapis rouge. Et leur proposent rien de moins que le haut de l’affiche, les têtes de listes électorales, au grand désarroi de militants, quand ils existent, qui ne savent plus à quel saint se vouer.
Oubliées les accusations enflammées et calomnieuses d’hier. Les dirigeants d’entreprises dont on disait, pour mieux les accabler, qu’ils étaient les suppôts de l’ancien régime, retrouvent aujourd’hui grâce aux yeux des détracteurs patentés qui peuplent le paysage politique.
Désir de revanche ou envie de s’initier à l’art de la politique ? Le fait est qu’un grand nombre de celles et ceux qui brillaient naguère par leur discrétion managériale se jettent, contre toute attente, dans l’arène politique. Ils font florès partout, tout à leur bonheur, projetés qu’ils sont sur les lignes de crête de partis politiques sans projet digne de ce nom, voire sans un corpus doctrinal ou idéologique.
Difficile de prédire le résultat des courses. Leur seule présence, fait-on savoir, ajoutera au crédit de formations politiques aux convictions incertaines et aux motivations peu avouables. Certes, la politique a ses raisons que la raison ignore. Mais que dire et que penser de ce genre de revirement, de ce reniement ? Serait-ce le degré zéro de la politique ? A moins, qu’au grand soulagement du pays, qui n’en peut plus de ces gesticulations partisanes, le poids de la réalité ait fini par l’emporter. La bulle des politiques de la 25ème heure, hier sûrs, dominateurs et conquérants, se dégonfle. Plus dure sera la chute.
La peur du naufrage politique, du néant, leur fait de nouveau plier l’échine. On s’accroche comme on peut, pour éviter d’être emporté par l’oubli. L’intrusion de ténors de l’économie, de véritables capitaines de l’industrie et des patrons de chaînes de télévision dans la politique de manière directe, frontale, voire brutale est-elle pour autant souhaitable ? On peut en douter. Car cela revient, au final, à transférer, à transposer dans la sphère de l’économie et du social, les clivages, les rivalités, les tensions, l’affrontement même qui marquent le champ politique. Le pays vit déjà mal et sort très éprouvé de la fracture idéologique et politique qui oppose les tenants de deux projets de société antinomiques.
L’économie en est lourdement impactée. Si, en plus, les chefs d’entreprises s’insèrent et s’inscrivent dans ce combat politique – c’en est un – sans précaution aucune, sans la discrétion et la retenue nécessaires, en s’affichant ostensiblement et en s’engageant pleinement, ils risquent de heurter une large frange du corps social.
En l’occurrence, fonctionnaires, salariés d’entreprises, ouvriers agricoles, syndicats, clients, fournisseurs et bailleurs de fonds.
Si cela devait arriver, les dirigeants économiques ne seraient plus dans leur rôle. Leur légitimité de chefs d’entreprises s’en ressentirait, alors qu’on attend d’eux, en ce moment crucial, dans cette difficile phase de transition, qu’ils soient de vrais acteurs de l’économie, source d’apaisement social, qu’ils rénovent et réinventent le nécessaire dialogue social et non qu’ils clivent et divisent l’entreprise et la société : auquel cas, le prix à payer serait terrifiant.
A la vérité, les dirigeants d’entreprises, ici comme ailleurs, ne sont jamais loin et moins encore absents de la vie politique qu’ils influencent, manipulent et dirigent à distance, via conseils et financements… C’est leur droit en tant que citoyens de la cité et souvent même, ils se croient obligés de le faire pour défendre et protéger, à bon droit, la pérennité de l’entreprise de l’ignorance, de l’inconstance, de la myopie ou de l’insouciance de politiques, victimes de schémas idéologiques sclérosés, à des années lumière des exigences de la compétitivité des entreprises, subissant les contraintes de la mondialisation.
Ils doivent néanmoins se garder de se montrer en première ligne, brandissant tel ou tel étendard pour ne pas se laisser entraîner dans une guerre de tranchées et de positions qui n’est pas la leur et dont personne n’en sortira indemne.
Qu’est-ce à dire sinon que leur engagement personnel à visage découvert, dans des joutes politiques aux relents guerriers et suicidaires, fera ressurgir les démons de l’argent maître du monde ! Ce serait la démonstration de la puissance de l’argent, qui fausserait les règles de la politique, nuirait à la démocratie naissante et rendrait encore plus improbables et plus problématiques des rapports sociaux au sein de l’entreprise déjà suffisamment difficiles et complexes pour prendre de nouveau le risque de les exposer aux turpitudes et aux jeux de massacre de la politique.
La démocratie a un coût et donc un prix. Les dirigeants d’entreprises qui y ont intérêt doivent aussi l’assumer, tout autant que l’Etat et les militants, en y apportant leur contribution dans les limites de l’acceptable, sans susciter l’animosité et l’hostilité d’honnêtes gens face à ce qui pourrait être l’arrogance de l’argent-roi. La compétition politique n’a de sens et ne vaut que si elle fédère plus qu’elle ne divise, en dépit des divergences d’analyse et de vision. Il est des lignes rouges qu’il faut impérativement s’interdire de franchir pour ne pas basculer dans l’anarchie et le chaos. La démocratie serait un leurre, sans le respect des valeurs républicaines. L’absence d’éthique, d’humilité pollue et mine le jeu politique, provoque désaveu et discrédit de la classe politique. Les plus touchés seront les dirigeants d’entreprises, tentés par l’aventure politique.
Ce cumul est malsain. On sait où mènent ces mariages incestueux. Tout le monde serait l’otage de tout le monde.
L’exécutif qui sortira des urnes s’en mordra les doigts. L’honneur des chefs d’entreprises est de se placer au dessus des contingences et des considérations partisanes, pour mettre les entreprises à l’abri des tensions, des tiraillements, des conflits politiques et sociaux venus d’ailleurs.
Ils ont vocation à revendiquer un meilleur climat des affaires, une législation sociale et fiscale conforme à l’air du temps et davantage de signes de confiance pour faire de la croissance, créer des emplois qui ne soient ni de gauche ni de droite, fussent-ils estampillés par le label halel. Ils ne doivent se soumettre qu’à un mode de gouvernement d’entreprise des plus performants et ne doivent allégeance qu’aux valeurs de l’entreprise. Ils n’ont d’autre objectif que celui d’assurer le développement de leurs entreprises et de contribuer au redressement de l’économie nationale, en étant davantage superviseurs qu’acteurs de la vie politique. Leur rôle est de s’inscrire dans un mouvement ininterrompu de réformes difficiles, d’innovation et d’adaptation. Ils ont, à cet égard, déjà beaucoup de difficultés à vaincre les résistances intérieures au changement pour ne pas en rajouter d’autres, aux conséquences encore plus graves.