Le rassemblement a probablement eu lieu dans la salle des fêtes d’un grand hôtel, vidée pour la circonstance de ses tables et chaises. En face, se tiennent, debout, alignées en demi-cercle, une vingtaine de personnes promues têtes de liste de leur parti pour les législatives. Ici, l’occupation de l’espace n’est pas accidentelle. Car selon les relations hiérarchiques, les distances varient, les zones se rétrécissent ou s’étendent. Pour les rassembler, on leur avait indiqué la place que chacun devait occuper et la direction dans laquelle il devait regarder. Parmi eux, quelques-uns sont presque au garde-à-vous. La tête franchement redressée leur donne une attitude martiale : l’allure dégagée, les talons joints, les pieds en équerre tournés en dehors, les genoux tendus, le corps d’aplomb sur les hanches et légèrement penché en avant. Leurs mains jointes, qui restent posées sans bouger devant eux, montrent tout l’intérêt et l’engagement pour le discours de leur dirigeant. Peu importe ici leur âge, leur expérience, leur passé politique, leur envergure : nourris au sein de la discipline du parti, ils savent s’en accommoder. Faisant fi des critiques et des reproches souvent injustes, discourtois, voire grossiers dont fut l’objet leur patron, ils examinent attentivement ses recommandations relativement à leur valeur intrinsèque sans s’occuper du reste. L’espace qui les sépare de leur chef est adapté à une telle réunion. A une distance calculée, nécessaire à l’incarnation de sa fonction, se tient Béji Caïd Essebsi. L’intervalle est ici assez important pour donner à ses paroles suffisamment de force pénétrante, dissiper toute incertitude et transformer ses interlocuteurs en auditeurs studieux. Habitués à prêter l’oreille, ils ne sont pas là pour se récrier à chaque parole, discuter ses propos ou montrer de la réserve. Ils sont là pour écouter et ont longtemps appris à connaître le procédé qu’il faut suivre pour se mettre à la disposition de celui qui parle sans le troubler.
Comme nous le sommes tous, celui qui fait la leçon n’est nullement initié aux pratiques élémentaires de la démocratie et sans expérience face un système de gouvernement semé d’espoirs mais aussi d’embûches. Une matière nouvelle qu’il entreprend pourtant d’enseigner à son auditoire de profanes, à travers l’énoncé de quelques vérités utiles, les avertir de leur devoir et, pourquoi pas, les réprimander de temps à autre pour leurs maladresses, en appuyant ses paroles par des gestes précis qui améliorent, soulignent et renforcent le message. Leurs signes de tête affirmatifs laissent croire que la parole a pénétré dans leur intelligence, disent avant d’avoir saisi qu’ils comprennent parfaitement, alors qu’ils ne retiennent rien mais n’osent pas importuner celui qui leur parle.
L’intention de Caïd Essebsi de briguer la fonction suprême avait suscité des réactions multiples auprès de l’opinion publique, mais elle a surtout opposé deux camps quant à l’opportunité d’une telle candidature. L’âge avancé du fondateur de Nidaa Tounes, officiellement candidat à la présidentielle, a bénéficié d’une attention particulière de la part de ses opposants. Argument parfaitement incongru dans une époque d’allongement constant de la durée de vie, parallèle à une prolongation considérable des capacités performantes. Pourtant, certains parmi les membres les plus éminents de son entourage n’avaient pas hésité publiquement à s’acharner honteusement sur un vieux monsieur gorgé d’années, lui reprochant d’être en quête de vaines et bien tardives gloires. D’autres, encore plus violents, estimaient qu’il a trop vécu, qu’il a achevé sa course et qu’il tomberait bientôt dans l’au-delà comme le fruit mûr se détache de l’arbre. Autant de raisons, d’après eux, pour l’inciter à revoir ses ambitions et se ranger définitivement. Pour les membres de l’autre camp, qui voient en lui le futur espoir de la Nation, Caïd Essebsi possède le tempérament requis pour les exigences inhérentes à la fonction, il posède « le profil de l’emploi ». Ceux-là n’oublient pas de rappeler l’aisance qu’il avait démontrée comme Premier ministre, incroyablement à l’aise dans ce rôle à un moment critique de l’histoire du pays. Quant à l’argument de l’âge, ils n’hésitent pas à mentionner, à l’adresse de leurs détracteurs, que dans certaines civilisations africaines vivre vieux s’apprécie comme un don des dieux et les vieillards occupent une place éminente dans la société où avancer en âge équivaut à gagner en dignité. Car ils incarnent la sagesse, la maîtrise de soi, l’éloignement des passions et demeurent les conseillers tout particulièrement écoutés et suivis. Ils évoquent l’époque des Anciens grecs où la vieillesse était également synonyme de sagesse et où le vieillard n’était pas exclu du circuit de la production. C’est souvent à lui que revient très souvent la pratique de la pharmacopée, car il a pris le temps de connaître le secret des plantes et d’apprécier leurs vertus curatives. Au cours de son existence il capitalise connaissances et expérience et devient dès lors le dépositaire d’un savoir social qu’aucun « jeune » ne saurait lui ravir. Aujourd’hui, en dépit de l’appui de la lecture, de l’écriture et de l’influence des médias, l’importance du Verbe dans notre société reste entière. Or l’une des vertus les plus reconnues chez « le vieux » est précisément l’éloquence. Le discours de Caïd Essebsi est riche en symboles et images, s’émaille le plus souvent de proverbes et d’aphorismes. Pour plaire bien sûr, mais aussi pour persuader et pour arracher l’adhésion.
C’est donc en homme déterminé qu’Essebsi prend aujourd’hui le chemin de Carthage, prêt à accepter, sans se plaindre, de se conformer aux exigences très concrètes de la nouvelle vie. Cependant, le volume de travail et la somme de contraintes en tous genres liés à l’exercice d’une telle fonction demandent de son titulaire une formidable capacité de travail : étudier ses dossiers, décider, trancher, écrire ses discours, se coucher tard, s’astreindre aux exigences des cérémonies nationales et des visites officielles. Mais avant d’en arriver là, il y a la durée d’une lourde campagne électorale avec ses tournées politiques sur le terrain : disposer d’un réseau militant solide, se plier aux horaires fixés pour les grands rassemblements, passer d’un plateau télé à l’autre, faire preuve de pédagogie et s’attarder auprès de citoyens désireux de lui parler.
Il lui reste quand même à vaincre le défi le plus difficile, à affronter les combats les plus ardus, venir à bout du plus grand danger, car un candidat en campagne est avant tout l’incarnation d’un programme électoral : stratégies pour bâtir l’avenir, plan d’action pour l’éducation et l’emploi, projets pour répondre aux régions et aux personnes les plus défavorisées. C’est là que le bât blesse. Car aucun des partis de la place n’est capable de proposer ne serait-ce que l’esquisse d’un programme pour le bien du pays.
Certes, la nouvelle Constitution a largement réduit les prérogatives du futur Président de la République et le plus gros du travail est désormais l’affaire du gouvernement en place. Mais les Tunisiens demeurent, quoi qu’on en dise, attachés à la personnalité du Chef de l’Etat et voient en lui le messie sauveur du peuple. Ils ont tous, plus que jamais, la nostalgie d’un guide suffisamment charismatique et autoritaire pour être capable d’assurer la sécurité, réaliser toutes les réformes, redresser tous les torts, sans exiger d’eux plus d’efforts ni de sacrifices. Sauf que, malgré toutes les qualités dont pourrait se prévaloir Caïd Essebsi, le charisme et les belles paroles ne leur suffisent plus. Ils font désormais attention à la crédibilité de ce qu’il va faire plutôt qu’à l’apparence de ce qu’il est.