Le clivage politique en Tunisie traduit la bipolarité idéologique et, en conséquence, le choix du projet de société. Souhaitant occulter cette démarcation, des dirigeants proches de la Troïka évoquent une opposition entre partisans et adversaires de la Révolution, sinon entre démocrates et autoritaires. Il n’en est rien. La Révolution tunisienne, œuvre d’une jeunesse dénonçant l’ordre établi, a fait valoir comme revendications : la dignité, la justice, l’emploi et le niveau de vie, dans le cadre d’un nécessaire développement des régions délaissées.
Cette contestation globale et sans leadership fut relayée – certains diraient confisquée – par les nouveaux acteurs, qui ont émergé, suite aux élections du 23 octobre 2011. La parenthèse des « soixante-huitards » tunisiens fut rapidement fermée. L’actualité tunisienne atteste également la vacuité du clivage droite-gauche, à l’exception du positionnement d’Al Massar, l’ancien parti communiste tunisien et du Front Populaire. On peut parler, dans ce cas, d’une fausse divergence, vu le discours libéral des grands partis. Le vrai clivage qui existe et qui pourrait favoriser deux grandes unions opposées et irréductibles, oppose les défenseurs de l’Etat civil aux promoteurs d’un projet théocratique ou du moins des « accommodements » que défend Ennahdha et certains de ses alliés. N’occultons pas, ne fut-ce que dans les marges !, l’impact des diverses composantes du salafisme dont la défense du califat est l’aboutissement théâtral. Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi se retrouvent, bien entendu, en discordance sur le cap à suivre. L’élection implique un bras de fer entre leurs partis.
Le discours de Nidaa Tounes : présentant le programme de son parti, Béji Caïd Essebsi a assuré qu’il a pour objectif l’enseignement, l’emploi, le développement , la lutte contre la pauvreté, l’amélioration des acquis de la Femme, la réhabilitation de l’administration tunisienne et de l’image de la Tunisie à l’extérieur (discours au Palais du Congrès, Tunis, 12 septembre 2014). Il conclut en affirmant que le projet de Nidaa Tounes a pour objectif de « créer un Etat moderne ». Il demande aux citoyens de « choisir entre ce projet et celui de l’Islam politique, qui a été expérimenté et a échoué ».
Est-ce que les anciens ministres candidats à la présidentielle peuvent constituer des concurrents redoutables au dirigeant de Nidaa Tounes ? Certaines candidatures pourraient bénéficier d’appuis importants pour brouiller les cartes. Le légitimisme bourguibien des Tunisiens et la crainte de voir Ennahdha reprendre le pouvoir privilégieraient un vote utile de la base destourienne, en faveur de Nidaa Tounes. Dans ce combat, ces candidats apparaissent comme des outsiders agissant dans les marges. Le retour au bourguibisme, le rappel du passé glorieux de l’ère de l’Indépendance et de l’édification de l’Etat moderne favoriseraient plutôt Béji Caïd Essebsi, proche collaborateur du leader. Cette addition normale des votes ferait la différence, dans la prochaine compétition.
Béji Caïd Essebsi s’en tient à son calendrier et à sa stratégie, sans apparemment se soucier des tactiques de ses rivaux. L’ancien Premier ministre fait le pari que la constance, la cohérence paieront davantage que des réactions d’état d’âme et des empressements contraires à sa personnalité. A l’instar de François Mitterrand, il incarne « la force tranquille », dans cette conjoncture de convulsions, d’inquiétude et de désarroi.
Partageant le même projet de société, enrichi par leur idéologie de gauche, les partis Al-Massar et le Front Populaire se joindraient à Nidaa Tounes, lors du deuxième tour du scrutin présidentiel et participeraient éventuellement au gouvernement qu’il formerait en cas de succès. Prenons la juste mesure de cette alliance objective de fait.
Le nouveau discours d’Ennahdha : Incarnant un ordre politique en fin de course, Ennahdha, ses alliés idéologiques et les composantes de sa coalition révisent leurs discours politiques. La Troïka est encore sous le choc du virage politique induit par la soft révolution, qui a suscité son départ du gouvernement, dans la conjoncture de la peur du scénario égyptien. La révision de la politique d’Ennahdha s’inscrit dans ce contexte.
S’exprimant à l’ouverture de la réunion du Conseil de la Choura (Gammarth, 6 septembre), Rached Ghannouchi a occulté le discours théocratique et évoqué un consensus de tous les acteurs politiques tunisiens sur la modernité, l’ouverture, le droit des femmes et l’attachement à l’Etat civil. « Nous vivons, dans le même siècle », faisait-il valoir pour remettre en cause la démarcation évoquée par le Président de Nidaa Tounes, à propos des partisans d’un retour au VIIe siècle et ceux attachés à leur temps, les hommes du XXIe siècle. Le souhait d’un président consensuel exprime un attachement à la concertation, à tous les niveaux.«Ennahdha est conscient que la scène politique ne sera plus dominée par un seul parti dans la Tunisie post- électorale et qu’aucun parti ne pourra monopoliser les trois présidences », a affirmé le leader d’Ennahdha.
Peut–elle confirmer qu’elle abandonne la praxis politique théocratique, qu’elle a engagée, lors de sa prise de pouvoir et la rédaction des premières moutures de la Constitution ? Or les partis sont jugés sur leurs actes, qui doivent être cohérents avec leurs discours. Le souhait d’Ennahdha d’éviter dans le futur gouvernement des ministères de souveraineté et d’opter pour les ministères de l’Enseignement, la Culture, la Santé et les Affaires religieuses atteste qu’elle « lorgne sur le sociétal » (diagnostic de Jeune Afrique, n° 2798, du 24 au 30 août 2014). Disons plutôt qu’elle privilégie le changement, fût-il progressif ! du projet de société. Sans adhérer totalement à son discours fondateur et même à sa révision conjoncturelle, ses alliés au sein de la Troïka se trouvent paralysés par la nécessité de ne pas prendre leurs distances idéologiques de leur puissant allié.
Les différents partis ont organisé des réunions de troupes, qui font figure de démonstration de force. Leur projet de société fut le fait marquant de leurs campagnes. Le travail des femmes et l’égalité scolaire entre filles et garçons semblent désormais être l’objet de consensus. Ce qui explique leur mise en valeur par les différentes composantes de la mouvance libérale et démocratique. En dépit de son discours fondateur, Ennahdha et ses alliés ménagent l’opinion publique et assurent leur soutien à l’égalité du genre.
Pouvaient-ils ainsi transgresser les souhaits de leurs alliés régionaux, en Turquie, en Egypte, en Syrie et partout ailleurs ? Les politiques ne doivent pas se tromper d’enjeux et encore moins d’adversaires. Le choix d’une rupture frontale de Nidaa Tounes est assumé à l’opposé du discours consensuel d’Ennahdha. Après les élections parlementaires, Ennahdha exprimerait son choix, parmi les candidats à la présidence. Serait –il hasardeux de formuler comme prospective son choix en faveur du Président provisoire ou du premier chef du Gouvernement de la Troïka. Wait and see.