Lundi dernier, le Premier ministre français Manuel Valls a choisi la Tunisie pour son premier voyage officiel à l’étranger (hors Union européenne), en vue de coprésider la conférence « Investir en Tunisie, Start-up democracy ». Coorganisée par la France et la Tunisie, cet événement a permis de mettre en relief l’intensité des relations historiques qu’entretiennent les deux pays et les perspectives qui s’ouvrent à elles.
Retour sur une histoire commune
Située à la pointe nord de l’Afrique, au cœur du Maghreb, la centralité géographique et donc l’intérêt stratégique de la Tunisie n’ont pas échappé à la puissance coloniale française du XIXe siècle. L’incursion des montagnards Kroumirs en territoire algérien en mars 1881 sert de prétexte à Jules Ferry pour envahir la Tunisie (affaiblie par une situation financière qui laissait présager une banqueroute). Le chapitre colonial ne sera définitivement clôt qu’au terme de la crise militaro-diplomatique née au sujet de la base navale de Bizerte (été 1961), et qui a causé près de 4000 morts côté tunisien et une vingtaine pour l’armée française. La déclaration d’indépendance (1956) n’est pas synonyme de rupture, loin s’en faut. Sorte de « despote éclairé », attaché à la fois à la culture occidentale et au tiers-mondisme, le président Bourguiba entretiendra une relation ambivalente avec la France. Quant à l’ancienne puissance coloniale, la priorité stratégique donnée aux relations avec l’Algérie et le Maroc a relégué la Tunisie au second plan. Du reste Paris n’a pas joué de rôle clé lors du « coup d’État médical » fomenté par le Premier ministre Ben Ali pour déposer Bourguiba le 7 novembre 1987. L’ouverture politique et économique prônée par le nouveau régime a facilité le soutien de la France. Sa dérive dictatoriale- caractérisée par une double captation du pouvoir politique et économique par le couple présidentiel et son entourage- n’a suscité nulle critique officielle de la part de la France, dont le soutien inconditionnel (ou presque) reposait sur deux idées-fiction : soutenir le « miracle économique tunisien » et faire barrage à la contagion islamiste. Une ligne suivie sans discontinuité par les présidents français successifs. En décembre 2003, lors d’un voyage officiel à Tunis, le président Chirac ira jusqu’à déclarer que : « Le premier des droits de l’homme c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays »… Un raisonnement qui est à l’origine du malaise né de l’attitude de l’exécutif français aux premiers jours du soulèvement populaire (décembre 2010), qui aboutira in fine à la chute/fuite du président Ben Ali (14 janvier 2011). La France n’a pas su- voulu ?- saisir cette accélération de l’Histoire. Elle n’est pas la seule, loin s’en faut. Reste que l’autisme et l’attentisme de l’Elysée, conjugués aux maladresses de Michèle Alliot-Marie ont suscité un malaise profond. Une alternative au système Ben Ali semblait comme inconcevable pour la diplomatie française. Le silence de l’ancienne puissance coloniale relevait plus du soutien tacite à l’ancien régime que d’une neutralité bienveillante pour le peuple tunisien, ce « peuple frère »- selon l’expression de Nicolas Sarkozy- qui semblait condamné à l’horizon indépassable du « Benalisme ». Le président de la République a précisé alors que les autorités françaises n’avaient « pas pris la juste mesure » de la « désespérance » du peuple tunisien (conférence de presse du 24 janvier 2011). Des propos contredits par les déclarations de Yves Aubin de la Messuzière, l’ancien ambassadeur de France en Tunisie (2002-2005), selon lequel l’exécutif français était bel et bien informé du caractère corrompu et mafieux du régime. En réalité, c’est moins la capacité d’analyse du Quai d’Orsay qui est en cause que les options stratégiques de la diplomatie française.
Toujours pour justifier ses errements diplomatiques, Nicolas Sarkozy a considéré que « le Président de la France doit tenir compte du poids de l’Histoire dans ces pays. La puissance coloniale est toujours illégitime à prononcer un jugement sur un pays. Je revendique une certaine réserve lorsqu’il s’agit de commenter les événements dans des pays qui ont été la France et qui ne le sont plus. Je refuse que la France soit assimilée à un pays qui a gardé des réflexes coloniaux ».
Après avoir raté le train de la révolution tunisienne, la France tente de s’affirmer comme le partenaire privilégié du processus de transition démocratique. Un volontarisme attesté par la multiplication des visites officielles bilatérales au niveau présidentiel et ministériel. La présence remarquée de François Hollande à la cérémonie officielle d’adoption de la nouvelle Constitution tunisienne témoigne de cet engagement politique. Toutefois, au-delà des gestes diplomatiques, financiers et symboliques, cette nouvelle page de la relation franco-tunisienne revêt un enjeu économique et commercial.
Des relations privilégiées mais déséquilibrées
Depuis 1959, date de la première convention commerciale et tarifaire conclue entre la Tunisie et la France, les relations commerciales sont étroites. L’instabilité et les incertitudes liées à la transition démocratique ne remettent pas en cause la densité et la diversité des liens économiques et commerciaux bilatéraux. Mieux, la remise en cause du système de concurrence déloyale instauré par l’ancien régime ouvre de nouvelles perspectives pour les opérateurs économiques et investisseurs français. Selon Manuel Valls, en 2013, 4 000 emplois ont été créés en Tunisie par des sociétés françaises dans l’hôtellerie, la banque, l’agroalimentaire et la papeterie », a affirmé le Premier ministre français.
En outre, la France demeure le premier partenaire commercial de la Tunisie, à la fois comme son principal exportateur (malgré un léger recul) et son premier importateur. La France compte aussi le plus grand nombre d’entreprises (essentiellement des PME) établies en Tunisie, dans l’industrie manufacturière exportatrice, mais aussi dans le secteur des services. Bien qu’ayant affecté certains partenariats franco-tunisiens, la mise en vente des avoirs confisqués offre de nouvelles opportunités. Ainsi, la nouvelle donne post-révolutionnaire tend à renforcer le rang de la France comme premier bailleur d’aide publique au développement et d’assistance technique en Tunisie. Si la promotion de la langue française (reconnue comme « langue étrangère à statut privilégié ») est au cœur de la coopération bilatérale, le contexte post-révolutionnaire l’a réorientée vers le soutien au processus démocratique et à la société civile, et le développement de la formation professionnelle (initiale et continue) des Tunisiens.
Malgré le soutien affiché de la France à la Tunisie, l’aide économique et les projets de financement restent à concrétiser pour un pays confronté à de profondes difficultés. Faute de capacité financière, la France pourrait proposer d’agir à travers le levier que représente la politique d’immigration. Manuel Valls a d’ailleurs déclaré lors de son passage à Tunis que des facilités seront accordées pour attirer les compétences tunisiennes, en assouplissant les formalités de visa pour les étudiants, les artistes et les hommes d’affaires. Mais le gouvernement français a-t-il plus de marge de manœuvre sur un dossier toujours plus sensible, dont témoigne la montée inexorable du Front national dans les sondages d’opinion.
Enfin, la question de la pression migratoire et de l’immigration clandestine demeure un sujet sensible dans les relations bilatérales. Si elle fait l’objet d’une coopération approfondie entre les autorités nationales, la circulation des personnes ne saurait être abordée sous les seuls angles sécuritaire et migratoire. La double présence d’une importante communauté franco-tunisienne en France (de l’ordre de 700.000 personnes) et d’une communauté française non négligeable en Tunisie (estimée à 30 000 personnes) renforce la dimension humaine des relations qu’entretiennent les deux pays. Preuve supplémentaire que les deux peuples méditerranéens sont liés par une communauté de destin.