S’il y a bien un mérite que nous devrions hautement reconnaître à Moncef Marzouki, c’est d’avoir fait de la Présidence une fonction à la portée de tout le monde : des politiciens chevronnés fatigués par l’âge, des chefs d’entreprises qui se voient sauver politiquement le pays, d’anciens diplomates à la carrière insignifiante mais qui s’estiment parfaitement éligibles grâce à un hypothétique appui d’une grande puissance, un ex-expert d’une institutions financière internationale dont les compétences en matière d’administration de l’Etat sont amplement exagérées, des comédiens de profession dont le répertoire est à sec, d’obscurs universitaires frustrés parce que jamais pressentis pour un poste politique, de vieux gauchistes bien anachroniques qui croient encore aux contes de fées, un représentant de l’ANC qui prêche la pédophilie au nom de l’Islam, des obsédés des complots ourdis par les sionistes, des caciques de l’ancien régime Ben Ali qui ne se sentent nullement gênés pour parader dans les assemblées, des journalistes indigents mais prétentieux, des ignares favoris de la fortune mais grands amateurs de football, et pourquoi pas l’épicier du coin qui certes n’a pas de diplômes ni d’expérience en politique, mais qui voudrait lui aussi s’offrir la possibilité de mener à bien la reconstruction du pays. Toutes ces espèces, constituant la faune politique, cherchent ardemment à briguer l’honneur d’être à la tête de l’Etat, sans même avoir à faire preuve de dignité morale. Il leur suffit seulement de remplir la formalité des 10.000 signatures, un chiffre qui n’écarte aucune candidature mais autorise en revanche l’arrivée d’aspirants n’ayant aucune envergure nationale encore moins internationale.
Une campagne qui s’annonce donc sans véritable leader, sans doctrine, sans programme, sans débat public véritable avec ce que cela suppose d’efforts d’analyse et de réflexion. Tout cela dans un contexte de délitement social et économique avancé qui suscite naturellement chez les uns et les autres le sentiment d’être les détenteurs de la solution idoine. Tous s’estiment en phase avec les besoins du pays, nullement déconnectés de la réalité, donnant le sentiment qu’ils possèdent les clés de la prospérité. L’expression principalement utilisée qui leur tient lieu de projet d’avenir se résume à « il suffit de… ». Prenons au hasard le programme d’un tout petit parti, que l’on supposait en danger de mort. Que propose-t-il aux Tunisiens ? Un nouveau logo et une devise politique d’une affligeante banalité : responsabilité, liberté, solidarité, égalité et intégrité. Rien que ça !
De tels slogans, prétentieux et vides, auraient peut-être eu un sens au lendemain du retrait de la Troïka, mais aujourd’hui ils constituent une véritable insulte à l’égard de mon gouvernement et aux efforts déployés pendant une période cruciale dans la vie du pays. Nous formions alors, aux yeux de tous, la seule alternative crédible et nous avions tous trempé nos mains dans le cambouis du réel pour éviter au navire un naufrage certain. Demain, aucune formation politique, si tant est qu’on puisse utiliser cette expression, ne sera capable de rassembler le pays autour d’un projet d’avenir : trop de voix, trop d’intervenants, trop de divisions, trop de rancunes, trop d’arrogance, trop d’attachement des uns et des autres à leurs prés carrés, trop de désir de pouvoir et très peu de soucis des intérêts de la nation. S’agissait-il de la crise sociale et économique de la Tunisie ? Tous les partis s’accordent à en reconnaître la gravité, annoncent qu’ils sont prêts à affronter l’impopularité pour en éliminer les effets. L’endettement extérieur, la cherté de la vie, le chômage, la qualité de l’enseignement, l’improductivité de l’administration et la mise en ordre du pays, sont à leur tour réprouvés et chacun promet d’y remédier, tout en jugeant les autres incapables de le faire. Tous surestiment leurs compétences et leurs chances de réussir. Or pour réussir, il faut être dans la réalité. C’est ainsi qu’ils finiront tôt ou tard par se résoudre à l’abaissement du pays.
Certains percevaient mon passage à la tête du gouvernement comme ayant produit des résultats peu probants, croyant que j’allais être le défenseur des pauvres dans une société d’abondance. Mais ma mission fut une étape mortelle car je ne disposais pas suffisamment de marge de manœuvre. Il fallait faire des choix qui soient acceptés par les nombreuses parties prenantes, obligé de renoncer parfois à des engagements qu’on estimait pourtant nécessaires, capituler souvent purement et simplement car craignant par-dessus tout la réaction de la rue dans un contexte d’insécurité maximale. Aussi, et vu l’Etat du pays, ce que nous avions réalisé, mon équipe et moi, personne d’autre ne sera en mesure de le faire. La gabegie régnante, la corruption, la contrebande, l’évasion fiscale, les grèves et bien d’autres calamités laissent peu de place au travail de redressement de l’économie sans lequel il n’y a point de progrès possible. Seule consolation au tableau de cette période de transition : avoir tout de même réussi à placer mon frère comme ambassadeur à Vienne.
D’autres, en revanche, n’ont de cesse d’insister sur mon devoir de prolonger mon mandat au-delà des élections. Selon ces fidèles aficionados, si demain, comme le souhaite l’Administration américaine, les islamistes d’Ennahdha sortent vainqueurs aux législatives et la présidence de la République échoit à Nidaa Tounes, il n’y aurait pas meilleure incarnation de la démocratie consensuelle, chère à R. Ghannouchi, que ma reconduction comme Premier ministre. Cette perspective ne me plaît guère, encore moins l’idée de me présenter à la présidentielle. D’où cette intervention télévisée qui a mis fin à toutes les spéculations et à toutes les équivoques.
La décision de rester loin de l’agitation politique est une leçon assénée à tous ceux dont l’irrésistible attrait du pouvoir leur fait oublier un élément essentiel qui n’a pas de prix : servir le pays. Elle est une réponse aux théories simplistes apportées par les principaux candidats et leur utilisation éhontée de concepts flous à l’appui de si courtes vues électoralistes. J’ai alors, et contre toute attente, résisté à la tentation d’entrer dans la mêlée et me contente d’aller jusqu’au bout de ma mission, sans plus. Une stratégie payante pour mon image puisque en termes de confiance et d’intégrité ma cote a rebondi. Et comme en politique il y a toujours une seconde vie, je me contenterai pour l’heure de rester en réserve de la République.