Semaine du 22 septembre. Cela fait un moment que ce journal se poursuit. Les événements, proches ou lointains, se bousculent. C’est que nous passons par une période très active où tout semble se précipiter d’un coup comme si nous n’avions plus prise sur le temps ; les réalisations engagées ne semblent pas se réaliser comme initialement prévues, malgré les efforts fastidieux et fatigants. Chaque jour un plan terroriste est déjoué, des mouvements de revendications éclatent ici et là, parfois simultanément comme la grève des hôpitaux, des fonctionnaires de l’enseignement supérieur, des agents de la Poste et du ministère de la Femme et de la Famille. Chaque jour des pourparlers sont engagés pour annuler d’autres ou garantir le maintien des services essentiels. Aussi, ai-je du mal au milieu de cette gabegie quotidienne à tout consigner soigneusement. Je me contenterais donc de faire ici le tri et de ne citer que les faits les plus saillants.
Ce qui occupe le plus en ce moment l’esprit du Tunisien c’est incontestablement la grande fête du mouton. Cités, quartiers et ruelles, qui résonnent déjà des bruits des aiguiseurs de couteaux, vont bientôt se transformer en un immense abattoir, ajoutant à l’insalubrité et aux mauvaises conditions d’hygiène, qui font désormais partie de nos mœurs, l’odeur fétide du sang et des boyaux des animaux sacrifiés. Les années passent, les conditions de vie se transforment, mais la tradition demeure inchangée et inaffectée par les difficultés économiques du pays et de ses habitants. Le plus grave est que personne ne cherche à remettre en question l’importance qu’on ne cesse d’attacher à une fête qui s’est considérablement éloignée de la mémoire religieuse où la question du don, du partage et de la destination de la viande sacrificielle y est essentielle. La dimension économique de ce qui n’est, après tout, qu’un « rite recommandé » (sunna) et non une obligation, est ainsi complètement occultée autant par la classe politique que par les médias : spéculation sur le mouton, augmentation du déficit de la balance commerciale, insolvabilité des acheteurs, grandes pertes du cheptel. Au vu de tous ces éléments, on aurait bien aimé entendre, de la part des vénérables cheikhs d’Ennahdha, une fatwa bien opportune dispensant le peuple du sacrifice, soulageant ainsi les ménages qui s’endettent de l’obligation morale de « se sacrifier pour sacrifier ». Mais la fièvre électorale que nous vivons, n’arrange pas les choses et les gratifications des futurs électeurs par le mouton tombent, pour certains partis, au bon moment.
Comme s’ils voulaient préparer les Tunisiens à l’idée de ma reconduction au poste de Premier ministre, les islamistes n’arrêtent pas d’en soulever implicitement l’éventualité. Tout en déclarant qu’il n’aspire pas diriger le gouvernement après les élections, ce qui suppose qu’il a la conviction que les islamistes vont l’emporter, Hamadi Jebali propose que le prochain Premier ministre soit une personnalité non partisane. Le même argument est repris par R. Ghannouchi qui rappelle tout l’intérêt d’une gouvernance commune et consensuelle élargie. Une telle perspective ne déplairait pas aux Américains qui veulent avoir pouvoir sur tout et contrôler le monde. A ce propos et pour parler franchement, j’ai été très flatté de recevoir des mains de l’ambassadeur des Etats-Unis à Tunis un message écrit du Président Obama en personne. Ne comptez pas sur moi pour en divulguer ici le contenu mais, comme on fait toujours en pareil cas, mes services ont diffusé, par égard pour l’opinion publique, un laconique communiqué de presse à mi-chemin entre la langue de bois habituelle « l’appui des Etats-Unis pour impulser le processus de transition démocratique et le conduire à terme » et la banalité « le soutien des Etats-Unis à la Tunisie sur le plan économique et sécuritaire ».
Il est de tradition, qu’à l’occasion de chaque campagne militaire dans un pays arabe, les Américains déclenchent une offensive diplomatique, afin de former une coalition et plaider leur cause auprès de leurs alliés arabes, en leur expliquant les raisons de leur intervention. Généralement, c’est au Secrétaire d’Etat américain, aujourd’hui J. Kerry, d’engager une mission régionale pour venir à bout de certaines réticences à leur loi et obtenir qu’ils se rangent tous derrière Washington : certains, par l’engagement militaire, d’autres, en mettant simplement la main à la poche pour contribuer à l’effort de guerre.
On a écrit abondamment sur la barbarie et les atrocités commises par l’EIIL, mais beaucoup moins sur son origine ni sur l’origine de ceux qui s’en réclament. Il faut quand même rappeler que l’EIIL doit son émergence à la politique américaine dans le monde arabe : en Irak, en Syrie et en Libye, et que l’ampleur de la violence djihadiste qu’on fait semblant de découvrir, n’est que la version extrémiste d’un islam conservateur qui fut pendant ces trente dernières années l’allié objectif des Etats-Unis. Mais le monstre djihadiste mondial, que les Etats-Unis et les monarchies du Golfe ont créé dans les années 1980, a échappé à leur autorité, déclaré son indépendance et s’est retourné contre ses maîtres pour établir son propre califat, dans lequel des milliers d’autres combattants islamistes se précipitent. L’EIIL, devenu une réelle menace pour l’Occident et ses alliés sunnites, est aujourd’hui le prétexte à une intervention militaire en Irak, pour cette fois défendre les « bons musulmans » contre les « mauvais ». Comme on le constate, les Américains interviennent massivement, militairement et financièrement, procèdent à des frappes aériennes à distance, mais ils laissent toujours derrière eux le chaos. Dans ce domaine, les parallèles sont nombreux entre leur politique au Moyen-Orient et celle menée dans les pays du Printemps arabe. Mais tout ici est question d’échelle. En Irak, la « débaâthisation » du pays, initiée par l’Administration américaine, a été poursuivie après leur départ. Le Premier ministre irakien, Nouri al-Maliki, a totalement écarté les sunnites du pouvoir leur substituant des chiites proches de lui. Quant aux officiers éliminés, parce que suspects d’avoir servi Saddam, ils sont allés grossir les rangs des groupes djihadistes. Résultat, l’Etat est affaibli, ses institutions démantelées et son armée, privée de son potentiel logistique et opérationnel, ne fait plus le poids contre les djihadistes de l’EIIL déterminés à occuper tout le territoire et au-delà. Sans un Etat fort, qui maintienne son emprise sur tout le pays, sans des structures représentatives ouvertes à tous les partis, l’organisation terroriste ne se retrouvera, malgré les bombardements, en rien affaiblie.
Les États-Unis, qui affirment à ceux qui veulent bien les croire, être étrangers aux soulèvements des pays du Printemps arabe, avaient vite fait de prendre le relais des peuples pour asseoir avec leurs alliés islamistes un nouveau modèle de société : un amalgame entre une religion et un style de gouvernement. Voilà les pires intégristes redevenus subitement aux yeux de l’Administration américaine les représentants d’un islam ouvert, démocratique et modéré qui mérite tout l’appui politique et financier à travers le Qatar, devenu son riche sous-traitant pour sponsoriser tous les régimes islamistes mais aussi tous les groupes terroristes qui sévissent actuellement dans la région. Cette stratégie, qui devait se prêter aux intérêts économiques et politiques de l’Occident, s’est soldée en Tunisie, avec le gouvernement de la Troïka, et en Egypte avec celui des Frères, par un dramatique aveu d’échec et un fiasco politique et économique dont les peuples payent aujourd’hui le lourd tribut. L’état de délitement dans lequel s’est installé la Tunisie depuis le 14 janvier est consternant : mise à mal de l’institution d’Etat, déliquescence des services publics, recrutement massif de partisans incompétents du parti islamiste dans l’administration et dans les services sécuritaires, noyautant ainsi tout l’appareil d’Etat, sans oublier la tolérance envers la constitution de groupes salafistes qui pourraient servir, le cas échéant, de bras armé aux islamistes au pouvoir. Tout cela pour rappeler que la politique américaine, plus exactement celle de ses multinationales et du complexe militaro-industriel qui la soutiennent, n’a cure de l’avenir des peuples arabes ni du démembrement de la région sur des bases ethniques, confessionnelles ou tribales, ni de la confusion générée par cette situation, le principal étant pour elle de contrôler les ressources et d’assurer la sécurité d’Israël.