Quelques semaines me séparent de la fin de ma mission. D’autres que moi n’auraient pas relâché le tempo avant la fin de la formation du futur gouvernement. Pour ma part, je refuse de de me projeter dans un quelconque avenir politique au-delà du 26 octobre bien que je sois encore jeune, en pleine forme physique, pouvant parfaitement prétendre à un autre mandat en cas de besoin. Mais, pour tous ceux qui doutent encore, je répète que je n’ai plus d’appétence particulière pour les contraintes d’une charge publique. Je n’ai pas cessé de nourrir depuis quelque temps le sentiment de vouloir lever le pied pour une autre étape de ma vie : flâner, réfléchir et rêver au gré de promenades sans but et sans contraintes.
J’ai vraiment hâte de quitter mes fonctions, mais, il faut en convenir, ce départ ne me laisse pas totalement indifférent car il n’y aura plus pour moi d’actions à entreprendre ni de défis à relever. Pis encore, ce départ risque de m’exposer aux critiques des uns, aux sarcasmes des autres, aux évaluations injustes de ma politique ou bien à l’examen des actifs et des passifs de ma gestion sans égard pour les grandes difficultés structurelles que connaît ce pays. J’ai alors pensé que le mieux, dans ces cas-là, serait, éventuellement, de faire comme le président Clinton jadis ou ce que fait N. Sarkozy aujourd’hui : arpenter le monde pour une tournée de conférences grassement rémunérées. Sauf que, dans ce domaine, au-delà du fait que je ne représente pas une grande puissance, je ne me sens vraiment pas suffisamment outillé pour capter l’attention d’un vaste auditoire de politiciens ou d’économistes en faisant passer des banalités pour des choses importantes. Jusque-là, je n’ai eu affaire qu’à des médias complaisants, des collaborateurs soumis et obéissants qui manquent de personnalité, d’inventivité et d’esprit d’initiative. En parcourant les pages de mon journal, je remarque quand même l’existence d’un certain nombre de thèmes porteurs qui valent la peine d’être exposés et discutés.
Je pourrais, par exemple, parler de la lutte contre le terrorisme, du prix à payer pour instaurer la paix sociale, du financement du déficit budgétaire ou du redressement économique d’un pays que j’ai trouvé bien mal en point. Mais il aurait fallu pour cela justifier de résultats tangibles alors qu’il s’agit, à l’heure actuelle, plus d’un échec que d’une réussite car bien des dispositifs pris n’ont été que purement anecdotiques, peu efficients et n’ont pas permis de gagner la principale bataille : celle de l’emploi. De ce côté, j’aurais donc bien du mal à compter les réalisations. En revanche, les reculs, les abandons, la crainte de faire des vagues, la volonté de concilier tous les points de vue, d’éviter les incendies, de prévenir les clashs ont constitué presque l’essentiel de ma brève administration.
Suivez aujourd’hui les informations : il n’est question la plupart du temps que de colportage de potins, d’insinuations diffamantes et de dénonciations calomnieuses incompatibles avec les enjeux des futures élections. De l’action du gouvernement il n’est presque plus fait mention. Moi-même d’ailleurs, je ne trouve plus rien à faire car tout m’a l’air si futile, si inutile, si illusoire et sans effet. Certes, il m’arrive encore d’imposer, d’exiger, et même de donner des ordres et menacer d’exercer mes prérogatives, comme ce fut le cas pour l’exploitation du gaz de schiste, mais le cœur n’y est plus et le public le ressent. En attendant, je me contente de certaines cérémonies, telle la célébration officielle de la fête de l’Aïd pendant laquelle je retrouve, l’espace d’un court instant, tout mon statut de Premier ministre même si ce statut fut assorti ce jour-là d’une jebba traditionnelle un peu trop ample à mon goût et qui ne me rend pas justice.
Prenons, pour étayer mes propos, le peu de cas que l’on fait désormais de ce gouvernement. L’exemple des activités des responsables des organisations patronales ou ouvrières est de ce point de vue suffisamment probant. Leur quotidien, contrairement au mien, déborde de vie et d’activité, surtout depuis qu’ils ont été appelés à participer au quartet. L’Utica pour commencer. Un acronyme à trois voyelles facile à prononcer, entré aujourd’hui dans le langage commun, qui indique qu’il s’agit non plus d’une simple organisation appelée à défendre les intérêts des entreprises, mais d’une structure vivace et proactive : une institution. Son référent n’est plus le patronat, qui renvoie par trop à syndicat dont il est le pendant, mais l’ensemble des entreprises et des hommes d’affaires. La patronne des patrons, devenue par conséquent une dirigeante politique, reçoit et consulte à tour de bras : les ambassadeurs, les leaders des principaux partis, commente la situation économique et sociale et n’hésite pas à lancer des sommations au gouvernement pour le mettre devant ses responsabilités. Le succès de la gestion politique du patronat n’a d’égal en réalité que la mauvaise situation du pays et les mauvaises prestations du gouvernement. Même constat pour l’UGTT et son Secrétaire général. Auréolé de son pouvoir de médiateur et de signataire de la feuille de route, il ne passe plus par le gouvernement pour négocier les salaires avec le patronat, a un avis sur tout, n’a cure que l’économie souffre ou pas, n’accorde aucun intérêt aux vrais périls présents ou qui menacent, se pense de plus en plus comme étant à la tête de la société civile dans son ensemble, que les mesures qu’il propose ne sont pas des thèmes de négociation ordinaire mais une série de refondations morales, sociales, économiques et politiques du pays.
D’ailleurs son organisation ne cherche plus à combattre le gouvernement mais à agir en parallèle comme si celui-ci n’existait pas. Il faut enfin compter avec certains leaders de partis dominants. Leurs paroles comptent plus aujourd’hui que celles du Premier ministre. Ils organisent des visites à l’étranger où ils sont reçus comme des chefs d’Etat en estimant que rien ne les oblige à en rendre compte au gouvernement. Ils enchaînent les déclarations tonitruantes sans s’inquiéter de leurs conséquences sociales et jettent le doute sur notre volonté de changement. Tout ça pour dire que rien ne s’est donc déroulé comme prévu pour contribuer à la réussite de mon équipe de technocrates qui, par définition, détestent être pris en défaut, n’admettent pas d’être contrariés, n’apprécient pas les surprises, ont horreur de l’incertain et, par-dessus tout, n’aiment pas trop la démocratie.