Les élections législatives et présidentielles marqueront, à l’évidence, quelle qu’en soit l’issue, une incontestable avancée politique. Les ratés institutionnels, les outrances et les dérapages sémantiques, voire les dénis d’éthique de candidats aux scrupules chancelants n’inverseront pas le cours de l’Histoire.
Pour autant, le mouvement engagé au lendemain de la rupture politique de décembre-janvier 2011 ne prendra pas fin à l’annonce des résultats des élections. La transition politique, tout autant qu’économique, soumise qu’elle est en permanence aux aléas et aux intempéries politiques, est un processus long, difficile, ininterrompu, sans fin et rarement pleinement abouti. Le défi démocratique ira même grandissant à l’épreuve des faits et des réalités politiques, mais aussi et surtout économiques et sociaux. Les cinq prochaines années ne seront pas de trop, ni de tout repos, pour construire le socle d’une démocratie saine, durable et apaisée. Mais dans cette vaste entreprise, nous n’aurons pas que des obstacles à affronter et à franchir.
Nous disposons aussi de réels atouts, à commencer par notre désir de liberté et de justice, notre enthousiasme politique et notre capacité à conjurer les périls chaque fois que le pays sombre dans la déraison et s’approche dangereusement de son point de rupture.
Les quatre dernières années nous ont révélé à nous mêmes. Rien ne nous fut épargné que nous n’ayons pu et su surmonter : les crises, les tensions, la peur, l’angoisse sont loin derrière nous. Nous avons beaucoup changé et réussi à faire évoluer notre perception de la réalité, de la politique, de l’économie et de la société. Seul bémol, la résurrection, à quelques jours des élections législatives, des vieux démons de la politique dans ce qu’ils ont de plus abject : prendre ainsi le risque de transformer le champ de la compétition politique en arène de combats meurtriers ou pis encore, en marché électoral soumis à la loi des plus riches et des plus puissants.
Saurons-nous résister au chant des sirènes, aux manoeuvres de bas étage de formations politiques aux sombres ramifications planétaires qui arrosent et sèment à tout vent et en toute impunité pour se forger un crédit électoral ? Mais comment résister à la déferlante et à la tentation de l’argent des politiques pour ne pas se laisser usurper sa voix ? Les Tunisiens, dans leur immense majorité, ne sont pas dupes, mais le voile pudique qui a brouillé les cartes le 23 octobre 2011 n’a pas disparu, tant s’en faut. Les partis ou formations politiques, qui cherchent à susciter la peur et la division chez les uns et à solliciter l’instinct mercantile chez les autres, en difficultés financières et en souffrance sociale, se condamnent, à terme, irrémédiablement à l’échec. Ils jouent à qui gagne perd. Se pourrait-il que la morale soit à ce point incompatible avec la misère qui se répand comme une traînée de poudre ? A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Gare à l’effet boomerang. Se hisser au pouvoir de cette manière peu convaincante, c’est souscrire à un désastre annoncé. Le tableau est certes contrasté, mais nos chances d’émergence économique, si elles sont, par endroits, entamées, ne sont pas totalement compromises.
L’économie, plus que la politique, peine à retrouver ses marques, car elle s’accommode mal d’un va-et-vient et d’un ballet gouvernemental sans horizon long, sans vision ni véritable perspective. Peut-être faudrait-il s’en tenir – circonstances obligent – aux priorités du moment, en l’occurrence l’organisation d’élections qui ne soient entachées d’aucune irrégularité…
Le train des réformes est resté à quai, à l’arrêt depuis plus de 3 ans. Une éternité en économie, avec les conséquences que l’on imagine dans l’immédiat, à moyen et à long terme. Il n’empêche, les élections législatives et l’élection présidentielle suscitent un énorme espoir, même si elles soulèvent, à bon droit, de vraies questions. Car au-delà de la proclamation des résultats des élections du 26 octobre qui préfigurent le nouvel exécutif, on ne peut s’empêcher de penser au jour d’après. Quand le nouveau gouvernement issu des urnes devra affronter une réalité économique tombée en déshérence.
Que va-t-il faire de sa victoire face à la dictature de l’urgence, sans véritable boîte à outils et sans marge de manoeuvre ? Situation d’autant plus intenable, qu’il ne peut revenir sur ses promesses électorales pour le moins irréalisables, sans se décrédibiliser et sans provoquer désaffection et rejet : le piège ne tardera pas à se refermer sur ses propres auteurs. La situation financière, économique et sociale étant ce qu’elle est, le prochain gouvernement n’arien d’autre à offrir à ses supporters, ses électeurs et aux autres si ce n’est la sueur, les larmes et le sang.
Les lendemains de promesses illusoires, idylliques, inconsidérées et outrancièrement exagérées sont durs et brutaux. Il y a tant à redouter de ces victoires à la Pyrrhus !
Aucune issue, aucune voie de sortie de crise n’est possible, sans une remise à plat, sans une remise en cause d’avantages indus, aussi limités soient-ils, qui ont plombé autant les finances publiques que la compétitivité des entreprises. Il eût mieux fallu préparer l’opinion, en détaillant les sacrifices à venir et en la mettant en garde contre ces dérives. Mais qui oserait le faire dans ce déluge et cette surenchère de promesses électoralistes sans fin et sans limite ? Difficile de tenir un discours vrai et honnête à contre-courant du délire ambiant, sans craindre une éventuelle sanction. La rationalisation des dépenses, davantage de rigueur qu’on sait inévitable – sans en arriver à l’austérité du reste très discutable – ne sont plus de saison. Il n’y a que pour les dépenses à bourse déliée, en tirant des traites hypothétiques sur l’avenir, alors que les caisses de l’Etat sont désespérément vides et le seront pour les mois à venir.
Le prochain gouvernement ne peut pas faire redémarrer la machine sitôt installé, sortir l’économie de son marasme, alors que la récession frappe de nouveau l’Union européenne, notre principale locomotive. Il ne pourra acheter la paix sociale sans convaincre les partenaires sociaux de la nécessité de douloureuses réformes. Aucun autre substitut n’est possible, faute de pouvoir distribuer des produits et des revenus qui n’en sont plus.
Il faut relancer au plus vite la production, l’investissement et l’emploi, là où ils sont le plus défaillants, dans les grandes villes mais aussi dans les régions laissées à l’abandon ou presque. A charge pour le prochain gouvernement de rétablir, en toute urgence, la sécurité et de restaurer la confiance.
A la vérité, il faut tout rénover : la gouvernance politique, le mode de gouvernement des entreprises publiques, qui entravent désormais, à force de laxisme, la croissance et le développement de l’économie. Il faut surtout réinventer le dialogue social, en l’expurgeant d’arrière-pensées et de ses legs catégoriels.
Nous traînons un lourd passif : nos centres de décision, nos institutions de régulation, nos mécanismes de redistribution ont été abîmés en même temps que le monde, c’est-à-dire nos partenaires et compétiteurs, faisait une entrée quasi triomphale dans le 3ème millénaire. Les exigences d’innovations technologiques, financières et sociales étaient à leur comble, sans que l’on n’y prenne garde… Dix ans après, le couperet est tombé et la sanction politique a ouvert un immense espoir chez nous et dans la région. L’ennui est que, sans réelle vision et avec un Etat dont l’autorité est quasiment à temps partiel, avec des apparitions furtives et des éclipses prolongées, tout a été détruit ou presque au cours de ces 4 dernières années.
Il faut tout reconsidérer et reconstruire : les institutions et structures de l’Etat qui inspirent confiance et respect, notre perception du travail et de nos devoirs civiques, de nos obligations à l’égard de nous-mêmes et du monde qui n’en finit pas de mettre la pression. Les politiques, obnubilés par le pouvoir, doivent savoir que la prospérité qu’ils nous promettent est loin d’être au coin de la rue.
Seule certitude : le chômage enfle et menace la cohésion sociale. Le déficit extérieur explose. Les finances publiques sont au bord de la rupture. L’inflation persiste et fait chaque jour, autant que le chômage, de nouvelles victimes ; elle désagrège les tissus social et productif. Le dinar poursuit sa chute inexorable, l’investissement est à la traîne, les investisseurs étrangers ne cachent plus leur désaffection.
Plus grave encore, les fonctionnaires s’affranchissent, à force de revendications, de la tutelle de l’Etat. Le dialogue social, sans lequel il ne peut y avoir un véritable consensus, est encore à l’état de simple épure. Il relève plus de l’incantation et tarde à se mettre en place. Nous avons perdu le sens de la propreté, de l’hygiène publique, de la protection de l’environnement. La dégradation de notre écosystème confine au crime. Et que dire de notre système d’éducation qui prend eau de toutes parts, hypothéquant notre potentiel de développement futur ? Les partis politiques qui briguent le pouvoir vont encore plus loin dans le catalogue de la misère, des défaillances de l’économie et des carences sociales. Mais au-delà du constat, les solutions sont pour le moins approximatives, peu convaincantes et ne tiennent pas la route.
D’autant qu’il y a plus grave encore : le pays continue de vivre ostensiblement, sans le moindre souci, au-dessus de ses moyens. Il achète de l’étranger plus qu’il ne vend, au prix d’une dangereuse aggravation de la dette. Le pire est qu’il achète aujourd’hui ce qu’il vendait il n’y a pas si longtemps encore. Preuve, si besoin est, de la dégradation de la compétitivité de nos entreprises qui n’en finissent pas de perdre des parts de marché, ici et à l’étranger. A défaut de produire et d’exporter des biens et services, c’est-à-dire du travail, à des conditions concurrentielles, on n’arrêtera pas d’importer… du chômage que tous les politiques disent vouloir combattre. On voudrait bien savoir comment ils comptent s’y prendre autrement que par un discours aux allures démagogiques.